Sandrine et Elise, valoriser les femmes issues de l'immigration
J’ai connu Sandrine et Élise l’année dernière, lorsque je me suis engagée comme bénévole pour porter le Refugee Food Festival à Bordeaux. Je vous avais déjà parlé de cette super initiative, qui consiste à créer des collaborations à quatre mains entre chefs locaux et cuisiniers réfugiés, dans une newsletter précédente consacrée à sa co-fondatrice, Marine Mandrila.
A l’époque, Sandrine et Élise se détachaient progressivement de l’organisation du Festival (que Sandrine portait depuis des années), pour donner vie à leur propre projet : Marie Curry.
À travers Marie Curry, Sandrine et Elise aident les femmes issues de l’immigration à créer et développer leur entreprise traiteur, et à mettre en valeur leurs matrimoines culinaires. Rencontre avec deux passionnées, pour qui la cuisine doit avant tout être un vecteur d’inclusion.
Bonjour Sandrine, bonjour Elise ! Pour commencer, pouvez-vous me parler de vos parcours respectifs ?
Élise : Avant de rencontrer Sandrine, je travaillais à Paris, dans une agence de communication audiovisuelle spécialisée dans l’économie sociale et solidaire. Au bout de 5 ans, le projet s’est arrêté, et j’ai alors eu envie de monter ma propre entreprise. Je voulais créer quelque chose qui me permette de travailler dans la food, car c’est ce qui me passionnait, tout en œuvrant pour les droits des femmes.
A Paris, j’avais découvert Meet My Mama, une entreprise qui aide des femmes d’origine étrangère à devenir cheffes traiteures indépendantes, et j’ai eu envie de monter un projet de ce type dans une autre ville.
J’ai donc fait une rapide formation à l’école de cuisine Ferrandi, pour acquérir les fondamentaux, puis j’ai déménagé à Bordeaux. Je trouvais ça chouette de commencer par m’engager bénévolement avant de lancer mon propre projet, ça me permettait de voir ce qui existait déjà, de me faire un petit réseau… C’est comme ça que j’ai rencontré Sandrine, en me proposant comme bénévole sur le Refugee Food Festival !
Sandrine : De mon côté, j’ai toujours eu une forte appétence pour la cuisine, puisqu’en 2008, je me suis reconvertie dans la pâtisserie. J’ai passé mon CAP, et j’ai monté mon entreprise artisanale. J’allais sur les marchés avec mon petit food truck, vendre des canelés. J’avais un four dans mon camion, et je les confectionnais sur place ! En 2015, j’ai arrêté mon activité car cela devenait trop compliqué, et je suis arrivée à Bordeaux. J’ai entendu parler du Refugee Food Festival en 2016, et j’ai tout de suite eu envie d’en faire partie ! Je me suis donc proposée comme bénévole.
En 2017, on a organisé la première édition à Bordeaux, avec une autre bénévole. J’aimais beaucoup ce lien que l’on tissait avec les cuisiniers réfugiés lors du Festival, je trouvais ça dur de couper après…
Donc j’ai porté les éditions suivantes jusqu’en 2020, moment où l’on s’est retrouvés confinés et où Élise est arrivée. Pendant le confinement, j’ai mis en place de l’aide alimentaire à Bordeaux, et Élise venait très régulièrement me donner un coup de main : on s’est retrouvées à échanger ensemble en cuisinant, et on s’est rendues compte qu’on avait plein de points communs et d’envies similaires…
Et c’est ainsi que Marie Curry est née ?
Elise : Moi, je voulais monter un projet pour répondre à quelque chose qui me tenait à cœur. Or, ce qui me rend dingue, c’est le sexisme : dans la société de façon générale, et a fortiori en cuisine…
Dans la sphère domestique, ce sont très souvent les femmes qui font la cuisine. Or, dans le monde professionnel, c’est toujours les chefs masculins qui sont reconnus. Au-delà de ça, il y a aussi de gros problèmes de maltraitance dans le milieu de la restauration.
Donc je trouvais ça chouette de monter un projet qui casse un peu les codes de cet univers-là. Quand on est une femme, a fortiori issue de l’immigration, que l’on porte le voile, qu’on est noire, arabe… C’est encore plus compliqué de réussir en cuisine. En plus, ce sont des personnes qui n’ont souvent pas le réseau, qui n’ont pas forcément eu l’opportunité de faire de formations, et qui ne possèdent pas nécessairement le capital financier pour se lancer…
Par quoi avez-vous commencé quand vous avez lancé Marie Curry ?
Élise : On en a d’abord beaucoup parlé autour de nous, car on voulait être sûres de faire quelque chose de complémentaire à ce qui existait déjà, et qui soit utile.
Donc on a parlé à des participantes du Refugee Food Festival, pour voir si ce type d’initiative pourrait les aider à s’insérer professionnellement, on a discuté avec d’autres associations, avec des institutions publiques… Comme on était confinés, on a eu du temps pour bien réfléchir le projet, déposer des dossiers de demande de subventions, chercher un local….
A partir de septembre 2020, on s’est faites incubées chez Atis, et le 30 novembre on a créé la SARL Marie Curry ! Là, on vient juste de recevoir l’agrément ESUS (Entreprise solidaire d’utilité sociale).
Sandrine : Quand je portais le Refugee Food Festival, on avait déjà ces interrogations : comment passer d’une prestation de cuisine éphémère lors du festival, à une activité de traiteur pérenne pour les cuisinières qui avaient participé ?
Concrètement, comment fonctionne Marie Curry ?
Sandrine : On accompagne les cuisinières à la fois sur la partie culinaire et la gestion d’entreprise. Cette année, on a deux promos de cinq semaines, avec tout un programme qui va de la prise de parole en public, à des ateliers pour apprendre à réaliser une fiche technique, en passant par l’apprentissage du calcul d’un seuil de rentabilité…
On essaye de combler tous les manques afin que les cuisinières puissent être autonomes. En parallèle, elles réalisent aussi des stages dans notre service traiteur, pour se rendre compte de la réalité du métier. C’est indispensable, car il y a beaucoup de fantasmes qui circulent autour de la cuisine.
Elise : Le but du service traiteur est de valoriser leurs matrimoines culinaires sur des prestations événementielles, en leur permettant de travailler sur des événements auxquels elle n’auraient pas eu accès sinon, soit par manque de réseau, soit parce que ce sont des prestations trop volumineuses pour une seule personne.
Chez Marie Curry, elles sont donc plusieurs dessus, et sont encadrées par un chef formateur, donc elles apprennent aussi plein de choses au niveau technique. Elles n’ont pas toute la partie devis et approvisionnement à gérer, ça c’est nous qui nous en occupons, comme ça elles peuvent se concentrer sur la cuisine, les gestes, l’élaboration du menu…
Être plusieurs sur les prestations leur permet d’échanger entre elles, et ça permet aux clients de découvrir plusieurs cuisines en même temps. En ce moment par exemple, c’est mauritien et tadjik !
Vous venez également d’ouvrir les portes de votre premier restaurant à Bordeaux ?
Oui ! Nous prenons les rênes du restaurant de la ManuCo, un nouveau tiers-lieu que nous avons co-fondé à Bordeaux, dédié à l’économie sociale et solidaire et aux savoir-faire manuels.
Le but était de faire rentrer un acteur de l’économie sociale et solidaire dans ce bâtiment historique de la rue Causserouge. L’incubateur Atis bossait déjà sur l’appel à projet avec La Planche, un tiers-lieu autour du bois, et il leur manquait un volet restauration. Ils nous ont donc proposé de les rejoindre. Nous avons répondu ensemble à l’appel à projets pour être gestionnaires du lieu.
On y trouve des bureaux pour des structures de l’ESS, un restaurant géré par Marie Curry, et, à l’origine, un fablab avec des machines numériques pour les artisans. Mais c’est un peu plus compliqué que prévu, on est donc en train de retravailler cette partie.
Après, l’idée est que ce soit un lieu qui soit aussi ouvert au public. On voudrait organiser des événements, des ateliers cuisine, manuels… Et bien sûr le restaurant est ouvert à tous, du mardi au samedi midi.
Cela vous permettra-t-il de salarier des cuisinières ?
Oui, tout à fait. Le restaurant va nous permettre de créer des postes salariés pour des cuisinières qui n’ont pas envie d’être indépendantes. Nous ferons probablement des rotations entre les équipes du traiteur et celles du restau, pour qu’elles puissent voir aussi d’autres choses.
Est-ce que certaines des femmes que vous accompagnez ont déjà pu ouvrir leur service traiteur ?
C’est encore un peu tôt, malheureusement. C’est compliqué pour elles d’être cheffe d’entreprise et de cuisiner, ce sont des doubles journées : il y a la cuisine, mais aussi la comptabilité, les factures... Il y a souvent un décalage entre ce qu’elles s’imaginent du métier de traiteur et la réalité. Alors oui, tu peux aller chercher tes enfants à l’école, mais du coup ça veut dire que tu bosses le soir pour compenser, et tu as ce stress perpétuel de combien tu te payes à la fin du mois…
Et puis, c’est super galère à Bordeaux d’avoir un labo de cuisine. C’est souvent 30€ de l’heure, et clairement, à ce prix-là, tu ne peux pas t’en sortir, ou alors il faut cuisinier de chez soi, mais c’est souvent trop petit, ce n’est pas aux normes… En fait c’est difficile de franchir le gap entre vivoter, et se sortir un vrai salaire en tant que traiteur.
Il y a des freins structurels aussi : quand tu dépasses un certain montant de revenus, tu perds toutes tes aides, donc ce n’est en fait pas hyper intéressant de tout déclarer. Ou alors il faut déclarer beaucoup plus, et elles n’y arrivent pas.
Ça prend du temps de pouvoir ouvrir son propre restaurant ou son propre service traiteur. Avec nous, l’idée est que l’expérience qu’elles acquièrent au traiteur ou au restaurant leur donne toutes les clés pour être autonome, et se lancer à leur compte plus sereinement, au bout de 3-4 ans.
Pour en savoir plus sur Marie Curry c’est ici ! Retrouvez toute l’actualité du restaurant de la ManuCo par là.
Les recos inspirantes de Sandrine et Élise :
Où sont les femmes cheffes ? un documentaire audio passionnant par la journaliste Zazie Tavitian sur le secteur de la gastronomie en France, avec de nombreux témoignages édifiants sur le sexisme en cuisine. En plus, Estérelle Payany, journaliste culinaire pour Télérama et chroniqueuse sur France Inter, que l’on aime beaucoup, y intervient !
Faiminisme - Quand le sexisme passe à table, un petit livre très facile à livre de Nora Bouazzouni, qui explique les impacts du sexisme dans les métiers de bouche, et plus globalement dans le secteur de l'alimentation.
Le coeur sur la Table, un podcast de Victoire Tuallion, qui interroge notre rapport à l'amour : c'est brillant et très beau.
Le compte insta de The Social Food : je (Élise) les suis depuis des années, et j'adore ! On suit leurs voyages culinaires, leurs recettes, très inspirées de leur cuisine familiale, et leurs projets food variés. La photographie est magnifique et je recommande aussi chaudement leurs livres de recettes !
Le livre de cuisine One Pot, Pan, Planet d’Anna Jones : il est vraiment créatif, et toutes les recettes sont incroyables, ce qui est rare dans un livre de cuisine !