Marine Mandrila, l'insertion par la cuisine
Cette semaine, j’ai échangé avec quelqu’un que je voulais rencontrer depuis longtemps : Marine Mandrila, co-fondatrice du projet Refugee Food. Les foodies ont sans nul doute déjà entendu parler du Festival qu’elle a initié avec son compagnon, Louis Martin, voici déjà six ans, d’abord à Paris, puis dans une dizaine de villes en France et en Europe.
Le principe est aussi simple que génial : pendant une semaine partout en France, des dizaines de restaurateurs ouvrent les portes de leur cuisine à des cuisiniers et cuisinières réfugiés, pour créer, ensemble, des menus à 4 mains.
Si l’événement connaît un succès grandissant à chaque nouvelle édition, résumer le projet de Marine et Louis au Festival serait pourtant bien réducteur. Aide alimentaire, insertion professionnelle, formations…
L’équipe fourmille d’idées pour faire de la cuisine un vecteur d’intégration, et lutter contre les préjugés sur les réfugiés.
Entretien avec une jeune femme passionnée, qui fait bouger les lignes !
Salut Marine ! Peux-tu me raconter comment l’aventure Refugee Food a commencé ?
J’ai toujours beaucoup aimé cuisiner à titre personnel, ma grand-mère cuisinait beaucoup, ma mère a son propre potager… Donc c’était un sujet qui m’attirait. Par ailleurs, mon père est réfugié de Roumanie, il est arrivé en France à 17 ans. A la fin de mes études, j’ai rédigé un mémoire sur les liens entre cuisine et culture, c’est là que j’ai commencé à creuser le sujet.
Louis, mon compagnon, a de son côté grandit huit ans en Inde, donc il était aussi assez marqué par l’ailleurs. Quand nous avons eu fini nos études, nous avons décidé de partir voyager tous les deux à New Delhi. Et là, grosse claque. On décide alors de se prendre un peu de temps pour voyager et découvrir le monde.
Comme ce qui nous intéressait, c’était de voir au plus près comment vivaient les locaux, nous avons imaginé d’aller cuisiner et manger avec toutes les personnes qu’on rencontrait.
C’était un peu un « J’irai dormir chez vous », version cuisine !
Oui ! On rencontrait beaucoup de gens dans les transports, ou sur les marchés. Nous filmions tout ce qu’on voyait, donc la caméra intriguait, ça facilitait les rencontres. Sur les marchés les gens venaient nous voir, nous demandait ce qu’on filmait, et, le soir, on se retrouvait à manger chez eux ! Au total nous avons voyagé huit mois, et fait environ dix pays.
En rentrant, on a posté nos petits films sur Internet, et nous avons été contacté par Planète +, la chaîne documentaire de Canal, qui souhaitait les diffuser. On a donc fait un premier docu, puis deux ans plus tard, la chaîne nous a demandé de repartir, et nous sommes de nouveau partis dans huit pays.
C’est vraiment de là que tout est né, que nous avons constaté comment la cuisine permet de se raconter, comment elle peut faire remonter énormément d’émotions, parler de l’intime… Nous avons vécu des expériences incroyables là-bas.
Comment de ce voyage, êtes-vous passés ensuite à l’organisation d’un festival ?
Quand nous sommes rentrés, en 2015, cela a coïncidé avec la crise syrienne. Nous rentrions emplis de toute la générosité que l’on avait reçue de toutes ces familles partout dans le monde, et le contraste avec le discours sur les migrants en France était assez saisissant.
Nous avions le sentiment que les discours à la télévision et dans les journaux parlaient « des migrants », comme d’une masse de gens, venus envahir l’Europe. Ce discours niait totalement la multiplicité de toutes ces identités, et l’on oubliait qu’il s’agissait avant tout de personnes qui avaient juste chercher à sauver leur vie.
Nous nous sommes dit qu’il fallait qu’on se bouge, donc on s’est engagés dans des assos, on a acceuillis un demandeur d’asile, Mamadou, chez nous pendant un an…
Et puis un soir, alors qu’on mangeait avec Mamadou un mafé qu’il nous avait cuisiné, Louis a eu cette idée d’utiliser la cuisine pour sensibiliser les gens à la cause des réfugiés.
La cuisine est un terrain neutre, cela permet de ramener les choses sur le plan culturel, ça valorise tout le monde, ça donne du plaisir… Ça permet de déplacer un peu le débat. Nous étions en mars 2016, la journée mondiale des réfugiés arrivait le 20 juin, et on s’est dit qu’il fallait profiter de cette occasion pour agir.
Les restaurants que vous êtes allés voir ont-ils tout de suite été réceptifs ?
Oui, tout de suite ! Comme nous n’avions aucun réseau dans la restauration, on a contacté le chef Stéphane Jégo, qui nous a beaucoup aidé, ainsi que le Haut-Commissariat aux Réfugiés. On leur a juste envoyé un mail en leur disant ce que l’on souhaitait faire, et ils nous ont immédiatement offert leur soutien.
La première édition a eu beaucoup d’écho, je pense aussi parce que nous donnions à voir une autre réalité de ces migrations, dans un contexte où le sujet cristallisait les tensions.
Ça a été une super expérience, et un vrai tremplin pour les cuisiniers, dont certains ont pu trouver un boulot derrière, lancer leur service traiteur… Ces collaborations les ont tellement reboostés, revalorisés. Je me souviens de l’un des premiers diners, où Mohammad, l’un de nos chefs, me disait « les gens, là, sont en train de manger ma cuisine », il n’en revenait pas !
Cela a enclenché plein de déclics, et très vite, le HCR nous manifesté sa volonté de nous soutenir pour aller plus loin. On a alors créé un kit pour que chaque personne qui souhaitait lancer cela dans sa ville ait les clés pour le faire. Dès 2017, on avait onze villes participantes, dont Bruxelles, Madrid, Bologne, Genève…
En parallèle, pour que l’initiative ait plus de force, nous nous sommes rendus compte que le mieux était de structurer le projet, de bâtir quelque chose de coordonné, d’harmonisé, en formant les gens, et en se formant nous-mêmes aussi, au fur et à mesure… Le Refugee Food était né !
Aujourd’hui tu nous reçois chez Ground Control, là où vous avez votre restaurant, à quel moment s’est ajouté ce projet d’avoir une résidence fixe ?
En 2018, nous avons rencontré l’équipe de Ground Control, qui cherchait des restaurateurs. De notre côté, nous avions rencontré plusieurs chefs qui voulaient se lancer, mais quand tu n’as pas les codes, pas le réseau, c’est tellement dur… Donc nous avons décidé de prendre une cuisine à Ground Control. Sur le coup, on s’est dit « mon dieu qu’est-ce qu’on a fait ! »
Heureusement Stéphane Jégo nous a énormément aidé. La première résidence a été assurée par Nabil Attar, un banquier qui avait fui la Syrie. Il nous a écrit sur Insta en nous disant « je suis passionné de cuisine, je faisais mes charcuteries et mes fromages dans ma cave à Damas, je rêve d’ouvrir un restaurant, j’ai le talent pour. Aidez-moi. » On lui a confié les rênes de la première résidence et ça a cartonné !
L’intérêt du format « résidence », c’était de pouvoir proposer à des cuisiniers de tester leur carte avant de se lancer. Un peu comme Fulgurances, qui avait ouvert quelques temps avant. Très vite, de nombreuses demandes de traiteurs ont suivi, et on a structuré l’activité traiteur.
Vous avez également lancé des formations à destination des personnes réfugiées souhaitant travailler dans le milieu de la cuisine, peux-tu nous en parler ?
En 2019, nous avons commencé à ressentir le besoin d’accompagner les personnes qu’on rencontrait de manière plus précise et concrète. Il y avait beaucoup de gens qui avaient de l’or entre les mains, mais qui avaient besoin de maîtriser un socle de connaissances avant de pouvoir se lancer.
On a donc répondu à un appel à projet du gouvernement avec d’autres partenaires pour créer les formations SÉSAME. Ce sont des formations de six mois, diplômantes, qui préparent au métier de commis. Il y a aussi des cours de français, un accompagnement social, et tout un volet « soft skills », pour apprendre à se présenter, à réussir un entretien…
Ce qui peut sembler évident quand on a eu la chance de suivre sa scolarité en France, mais qui n’est absolument pas évident pour certains. Et sans ça, on a beau avoir les compétences, c’est très dur de trouver un emploi.
Petit a petit, on a aussi développé la formation TOURNESOL, qui s’adresse à la restauration collective, et correspond plutôt à des gens qui gèrent une vie de famille, car les horaires sont plus compatibles. Le second pilier de l’asso, après la sensibilisation via le festival et les événements, c’est vraiment ça, l’insertion professionnelle, et la formation.
Vous vous êtes aussi énormément mobilisés pendant le Covid pour cuisiner auprès des personnes en difficulté, comment ça s’est passé ?
Pendant le confinement, nous avons été contacté par Harouna Sow, un chef que nous avions déjà approché pour la Résidence, qui nous a dit « bon, je n’ai plus de boulot, les chambres froides des restos sont pleines, des centaines de gens vont crever la dalle. Faisons quelque chose. » En parallèle, nous avons reçu un appel de la Fondation de France, qui souhaitait faire appel à des traiteurs d’insertion pour produire des repas pour les personnes mises à l’abri par la ville.
Tout ça mis bout à bout, en un mois, on faisait déjà plus de 200 repas par jour dans les cuisines de la Résidence, Harouna aux manettes, avec une qualité de dingue. On a monté un collectif avec Ernest, Yes We Camp, Linkee, Wanted… pour mutualiser les demandes de bénévoles et d’approvisionnement.
Nous n’avons jamais autant collaboré avec d’autres assos que pendant ce temps-là, et c’est un mode de fonctionnement que nous avons vraiment gardé depuis.
Aujourd’hui, le volet aide alimentaire continue ?
Oui ! Nous produisons depuis l’été dernier les repas des personnes accueillis aux Amarres, le nouveau centre d’accueil de jour de Yes We Camp. Le midi, nous cuisinons pour les acceuillis, et le soir, le lieu est ouvert au public.
A terme, l’idée c’est que les repas puissent être les mêmes pour les deux services. C’est vraiment quelque chose que l’on porte aux côtés d’Harouna, que tout le monde ait droit à une alimentation de qualité. Dans certains centres c’est vraiment immonde, ce sont des aliments que tu ne donnerais pas à tes enfants !
En août dernier, France Terre d’Asile nous a contacté pour produire des repas pour les personnes évacuées d’Afghanistan, car les repas offerts à ces personnes n’étaient pas consommés. Le centre d’accueil comptait 400 personnes, dont 200 enfants, et tout partait à la poubelle. Donc on nous a demandé de faire des repas d’inspiration afghane, qu’ils aient envie de manger, et c’est ce qu’on fait aussi actuellement pour les Ukrainiens.
On ne leur fait pas de repas 100% ukrainien, mais on s’inspire de la typologie de repas qu’ils aiment manger, et on adapte pour que ce soit savoureux et équilibré.
Quels sont les prochains objectifs de Refugee Food ?
Déjà j’aimerais bien qu’on arrive à essaimer les formations un peu partout en France, parce qu’il y a des besoins partout.
Et puis je voudrais développer ce modèle de restauration, je ne sais pas trop comment l’appeler, peut-être « juste », « durable », accessible à différents publics. Un peu à l’image des Grands Voisins, où tu pouvais venir manger à un prix assez juste, de la bonne cuisine. Et le prix juste, ce n’est pas 3€, sauf quand il s’agit d’aide alimentaire évidemment, mais sinon on ne peut pas cuisiner un bon repas pour 3€, il faut que les gens l’aient en tête.
Cette notion de mixité des publics n’est pas encore adressée, des lieux comme ici c’est génial, mais en termes de mixité sociale on n’y est pas encore, même si ça progresse, et que le lieu est très ouvert à différents publics.
C’est aussi ce sur quoi nous allons travailler avec notre nouveau lieu, la Cantine des Arbustes, qui va ouvrir dans le 14ème, au pied d’un foyer de travailleurs migrants. On y proposera une cuisine de qualité, destinée à la fois aux bénéficiaires de l’aide alimentaire, aux résidents du foyer, et à terme, au grand public.
Pour en savoir plus sur le Refugee Food, c’est par ici ! Cette année, le Festival aura lieu du 7 au 26 juin, dans 11 villes de France ! Toute la programmation du Festival est à retrouver sur le site et sur les réseaux sociaux du Refugee Food. A vos billets !
Les recos de Marine :
L’une des personnes que je respecte et qui m’inspire le plus est le chef Olivier Roellinger. C’est quelqu’un de bouleversant. Il a écrit un livre qui décrypte les grands enjeux de l’alimentation, Pour une révolution délicieuse, qui est limpide. Il a une capacité à avoir une profondeur de pensée d’une fluidité incroyable.
Les associations avec qui nous travaillons font toutes un boulot incroyable : Marie Curry à Bordeaux, Festin à Marseille, la Chorba à Paris, Stamtish à Strasbourg…
J’aime aussi beaucoup le podcast d’Ecotable, Sur le grill, assez accessible, pas trop pointu. J’adorais Casseroles, de la journaliste Zazie Tativian, mais je crois qu’elle ne le fait plus… Et Le Goût du monde, de RFI, c’est génial !