Valentine Cinier, éditrice engagée
J’ai rencontré Valentine lors d’un passage à Biarritz, sur le chemin du retour d’un reportage au Pays basque. Cela faisait un petit bout de temps que je suivais l’évolution de sa maison d’édition et de ses superbes guides de voyage, les guides Papier.
Quelques ratages et messages plus tard, rendez-vous était pris au Mood Café, par une matinée ensoleillée. Autour d’un latte, nous avons discuté de la façon dont est né le projet Papier, du défi que représente l’auto-édition, de précarité journalistique, du livre comme objet, et de ne jamais rien lâcher. J’espère que cette newsletter vous reboostera, autant que ma conversation avec Valentine ! Bonne lecture !
Hello Valentine, pour commencer, peux-tu me dire quel est ton background et comment tu as atterri au Pays Basque ?
Je suis diplômée de l’Ecole Supérieure de Journalisme de Paris. J’ai commencé dans la presse sportive, avant de devenir rédactrice en chef du média indépendant féminin Paulette.
Au bout de quelques années, je suis partie, et j’ai fait du freelance, notamment pour Vice, les Inrocks et Konbini. Après un bref passage en tant que rédactrice en chef adjointe de Konbini food, je me suis remise en freelance car je souhaitais partir de Paris. Je me suis spécialisée dans la gastronomie et les sujets de société. Je faisais beaucoup d’enquêtes croisées pour Stylist, Milk, ELLE…
Le Pays Basque, c’est un peu un hasard ! J’étais en reportage en Navarre, dans le Pays basque espagnol, et en revenant j’ai passé un weekend à Biarritz chez une amie. Je ne connaissais pas du tout et j’ai pris une énorme claque ! C’était le premier weekend d’octobre, il faisait 30 degrés, tout le monde pique-niquait sur la plage, surfait…
Je me suis vraiment demandé quel était l’intérêt de rester à Paris, surtout quand tu as un métier en freelance et que ton niveau de vie peut être bien meilleur ailleurs.
Tu as un peu anticipé le mouvement post-Covid finalement !
Oui, je suis partie en 2018, donc juste avant ! Après, le Covid m’a permis de me recentrer sur le Pays Basque, parce qu’au début, je continuais à faire énormément de reportages à l’étranger. En fait, je n’étais jamais ici. Quand j’étais à Biarritz, pour moi c’était comme des vacances, dès que je bossais, j’étais partie ailleurs.
Comment t’es venue l’idée des guides Papier ?
A un moment donné, je me suis dit que ça n’avait pas trop de sens de passer autant de temps ailleurs, alors qu’il y avait une telle richesse ici. Nous avons un vivier de restaurants qui est juste incroyable, c’est très concentré, tu as aussi accès à des produits hyper qualitatifs, avec la pêche à Saint Jean de Luz, le porc Kintoa, le maïs Grand Roux… Au Pays basque, nous sommes assez attachés aux variétés anciennes et aux races ancestrales, il y a vraiment une richesse de produits très intéressante.
En parallèle, pas mal de gens me demandaient mes adresses, mes coups de cœur… J’ai commencé à comprendre qu’il y avait peut-être quelque chose à faire, les guides de voyage étaient dans l’ensemble hyper poussiéreux, avec une dimension très touristique. Or, moi, quand je vais dans un endroit, je n’ai pas du tout envie d’avoir des adresses touristiques !
Donc l’idée de Papier, c’était de mettre en valeur des adresses confidentielles, un peu planquées. C’est vraiment le fil rouge de mes adresses, et c’est le confinement qui m’a permis de concrétiser le projet.
Ton premier guide a très vite cartonné, t’attendais-tu à un tel succès ?
Pas du tout ! J’ai lancé une campagne de pré-commande en ligne, je ne m’attendais pas à ce qu’on me commande un tel volume ! J’en ai tiré 3000 exemplaires. Ça a aussi été un concours de circonstances, parce qu’à ce moment-là on ne pouvait plus voyager à l’étranger, donc les gens ont commencé à regarder les destinations françaises qui pouvaient être intéressantes. J’ai profité sans le savoir d’un contexte favorable pour ce genre de projet.
Et l’objet est aussi très beau…
Oui, à la base je ne pensais en faire qu’un, donc je me suis dit autant qu’il soit beau ! Nous avons un grammage de couverture hyper épais, j’ai un pelliculage mat un peu effet « peau de pêche », nous avons un gaufrage sur le logo…Tout est fait pour que ce soit un très bel objet, et ça me tenait à cœur, parce que j’adore le print. Je consomme énormément de livres et de magazines, j’en ai plein chez moi.
C’était important de pouvoir me faire plaisir sur l’objet, et me positionner entre le livre et le magazine car je voulais aussi créer quelque chose qui ne soit pas jetable. Les guides sont pensés pour être le plus intemporel possible, nous avons des adresses ouvertes à l’année, par des gens bien installés dans la région, qui sont là pour rester…
Le but n’est pas du tout de répertorier les derniers petits trucs à la mode, qui vont en fait fermer l’année prochaine.
Justement, comment choisis-tu tes adresses ?
C’est à peu près six mois de travail à chaque fois. Je fais au moins un repérage, ou deux, ça dépend de la région. En général, je commence à travailler sur le prochain guide Papier en août, parce que je vois les habitudes des gens que je suis sur les réseaux, où ils vont en vacances…Donc je commence à emmagasiner de la matière durant l’été, puis je vais en repérage en septembre/octobre.
Je parle aussi de la nouvelle destination avec des gens que je connais, qui travaillent dans l’univers de la gastronomie, du voyage, ou avec des gens qui connaissent le guide, et peuvent éventuellement me conseiller des personnes sur place. J’ai aussi des « fixeurs » qui vont me valider des adresses que j’ai repérées, me dire “ça c’est cool”, “ça, ça ne va pas tenir”… Il y a tout un travail de fond, de repérages et de discussions.
Ensuite, je vois en général comment ça va s’imbriquer. J’ai 35 adresses par guide, donc c’est une sélection assez restreinte, mais qui permet quand même à un voyageur qui vient dans la région d’avoir une bonne base.
Ce ne sont pas que des adresses d’ailleurs, il y a aussi des portraits d’artisans, de producteurs et de chefs.
Le but ce n’est pas juste de mettre en avant une adresse, c’est de comprendre la vision ou l’histoire de la personne qui a façonné ce lieu, cet objet…
Il y a toujours un vrai engagement autour du bien manger, du bien boire, du voyager conscient. Pour moi, c’est aussi une façon de revendiquer ma façon de voir le monde et de voyager !
J’imagine qu’aller visiter chaque adresse doit te prendre un temps fou, comment t’organises-tu concrètement ?
Célia, la graphiste qui travaille avec moi, m’aide sur la production. Une fois toutes les adresses sélectionnées, elle prépare l’itinéraire, le budget, ce qui n’est pas rien !
Je pars en reportage sur trois semaines, puis ensuite je me mets en résidence d’écriture, je m’isole et j’écris tous les articles dans la foulée. Là j’en ai écrit un hier soir et deux cette nuit, donc je suis un peu claquée !
Il n’y a que pour Popote et Pinard où j’ai fait appel à des contributeurs extérieurs car je voulais avoir des experts du sujet. Pour l’instant, c’est moi qui écris tous les articles des guides Papier. C’est un peu mon plaisir, ma respiration.
Et il y aussi que je refuse d’embaucher des gens si je ne peux pas les payer décemment. Célia m’a contactée au début du projet en me disant qu’elle voulait m’aider. Elle avait bossé dans les médias avant et n’avait pas retrouvé en arrivant dans le Pays Basque. On s’est super bien entendues, et dès que j’ai pu, je l’ai embauchée directement en CDI.
Lors de mes années de pigiste, j’ai travaillé avec beaucoup de médias qui ne payaient vraiment pas assez. Faire partie de ce système, c’est l’accepter, et moi je refuse. Certes, j’ai appris plein de choses, ça c’est top, mais je me suis toujours dit que si un jour je montais mon projet, je voudrais payer les gens décemment. Bien payer les gens, c’est aussi les fidéliser.
Tu as monté ta propre micro-maison d’édition pour produire les guides, comment ça s’est passé ?
Honnêtement, si j’avais su ce que c’était, je ne l’aurais pas fait, c’est l’Everest le truc ! Pour commercialiser mon guide, il fallait que je monte une société. Je n’avais pas pensé à ça. Mais très vite, je me suis dit « montons une maison d’édition, et voyons ce qu’il se passe ». J’ai rapidement eu envie de réaliser d’autres projets d’édition, et les productions se sont enchaînées : Popote, puis un deuxième guide Papier, Pinard, un troisième guide Papier…
Des points de vente m’ont contacté pour le distribuer, j’ai dû développer un site internet dédié… J’ai démarré toute seule, avec des cartons dans mon garage !
La livraison des premiers exemplaires a été un véritable challenge, nous avons envoyé 1600 guides à la main, que nous avons plié dans des cartons pendant cinq jours avec mon mec et ma meilleure amie. Avec le recul, je pense que ça a été la partie la plus difficile. On avait tout mis dans le garage, il y en avait du sol au plafond !
C’est vrai que c’est beaucoup de travail, mais l’indépendance et la liberté que cela procure n’ont pas de prix. C’est grisant. Ce ne sont pas des choix évidents, là il y a une pénurie du papier par exemple, donc c’est très compliqué. Mais quand tu tiens le résultat entre les mains, tu te dit, « ok, en fait ça valait le coup » !
Aujourd’hui as-tu gardé certains projets à côté de Papier, ou tu souhaites te concentrer exclusivement à ta maison d’édition ?
Je pige encore un peu pour deux médias de cœur, j’ai aussi gardé un client pour qui je faisais du conseil et du copywriting, mais j’essaie de ne plus trop me disperser. Depuis début janvier, je me concentre sur Papier.
Mais c’est un gros pari, c’est beaucoup d’investissement…Ça va prendre du temps pour se stabiliser, car je tiens aussi à avoir un business éthique, y compris dans le choix des matériaux et des méthodes de production. D’où l’intérêt de la pré- commande, pour tirer le juste nombre d’exemplaires et ne pas surproduire ou surstocker. On n’a pas jeté un seul guide depuis qu’on existe !
Désormais, je fais imprimer à côté de Toulouse, dans une imprimerie familiale. Tous ces choix vont faire que l’on va se développer plus lentement, mais de façon plus pérenne.
As-tu d’autres projets, outre les guides ?
Là j’en suis au troisième guide, sur la Provence, qui va sortir début juillet. Habituellement, j’ai aussi un projet annexe, qui normalement sort tous les ans en décembre. Ça a été Popote, puis Pinard. Cette année, j’ai décidé de ne pas en faire et de me concentrer sur ce que j’ai déjà accompli. Et me poser un peu aussi !
J’ai aussi réalisé mon premier projet extérieur édito pour une marque. Il s’agit d’une vodka bio, française, sans sucres ajoutés, dont le flacon est en verre recyclé.
Je garde donc une certaine exigence aussi sur la sélection des clients avec qui on peut travailler, et ça s’est très bien passé ! Ils voulaient un guide lifestyle autour de la vodka, donc on retrouve des adresses dans lesquelles la vodka est distribuée, des recettes de cocktails, une histoire sur la distillerie, qui est française… Donc en fait, en tout, mine de rien j’en suis à six guides !
Que penses-tu de toutes ces nouvelles revues indépendantes qui se lancent ?
Tant qu’il y a encore de la presse et des produits imprimés c’est une bonne chose, ça ne peut que donner de la vitalité au lectorat à qui on s’adresse. Je trouve ça intéressant, d’autant plus qu’il y a de plus en plus en vue de revues assez pointues : Gaze, Culs-de-poule…
Moi je suis très monomaniaque, j’adore le magazine Hobbies, c’est un mec génial qui a créé ça il a fait tout seul pendent des années, j’ai beaucoup de respect pour lui. Pendant mon voyage en Provence, je suis tombée sur la revue Obsession, qui est super aussi.
Je trouve ça chouette qu’il ait des gens qui tentent des choses, qu’il y ait des gens pour lire ces expériences-là, parce que ça ne peut que nous aider à faire vivre le papier. Et ça aide aussi à comprendre les risques que prennent les gens pour monter des projets comme ça !
Si vous souhaitez pré-commander le nouveau guide Papier, sur la Provence, c’est ici, et pour découvrir l’ensemble de la collection Papier, c’est par là. Et pour suivre les actualités de Papier, rendez-vous sur Insta !
Les recos de Valentine :
Ma rencontre avec Charlotte Culot, artiste-peintre fascinante que j'ai eu le plaisir d'interviewer dans son tout petit village de La Roque-Alric pour le prochain guide Papier Provence.
Rosetta, le livre de cuisine de la cheffe mexicaine Elena Reygadas.
Le podcast Le Goût de M, de Géraldine Sarratia, je l'écoute religieusement.