Nicole Abar, footballeuse militante
J’ai entendu parler de Nicole Abar pour la première fois il y a quelques semaines, grâce au documentaire Toutes musclées, diffusé sur Arte. Ce dernier retraçait l’histoire des inégalités hommes-femmes dans le monde du sport, à l’aide d’images d’archives et de témoignages. Savoir que l’égalité entre les deux sexes est loin d’être acquise est une chose. Se confronter à la réalité des images et des récits de celles qui en subissent tous les jours les conséquences au sein de leur vie professionnelle en est une autre.
Parmi ces témoignages, celui de Nicole Abar, ancienne joueuse internationale de football et huit fois championne de France, m’a particulièrement interpellé. Nicole doit sa carrière de footballeuse à un heureux hasard, de ceux qui changent une destinée. Depuis les années 90, elle milite pour que le sport ne soit plus l’apanage des hommes, et que les femmes puissent se sentir libres d’y exprimer leurs talents, au même titre que leurs homologues masculins, et ce, dès le plus jeune âge.
Rencontre avec une ex-footballeuse militante qui ne mâche pas ses mots.
Bonjour Nicole ! Avant toute chose, pouvez-vous me raconter comment le football est entré dans votre vie ?
Quand j’avais une dizaine d’années, je vivais à Toulouse avec mes parents. Nous venions de déménager dans un quartier que l’on qualifierait aujourd’hui de “difficile”, mais que, personnellement, je trouvais génial : il y avait des espaces verts, on pouvait sortir... Un jour où il n’y avait pas école, j’étais allée m’asseoir au bord du terrain de foot pour regarder les garçons s’entraîner, quand l’entraîneur est venu me chercher pour me demander de jouer.
Sur le coup, je lui ai répondu que j’étais une fille : je ne savais pas jouer, je n’en avais pas envie, et de toute façon, je n’avais pas le droit. Mais comme il lui manquait une licence pour inscrire son équipe en compétition, il a insisté. Il a fini par me dire “écoute, on va t’appeler Nicolas, comme ça je te ferai une licence” . Comme j’étais une petite fille polie et bien élevée, je n’ai pas osé dire non, et je suis entrée sur le terrain.
Au début, on ne m’avait rien expliqué, donc je regardais comment jouaient les autres, comment ils conduisaient le ballon, faisaient des passes… et j’ai commencé à les imiter. Et là, l’impensable s’est produit : en deux coups de cuillères à pot, me voilà qui jouais super bien, je marquais tous les buts…
Est-ce que le fait d’être douée au football a changé le regard que l’on portait sur vous en tant que petite fille ?
Totalement ! Je dis souvent que le football était ma destinée, car cela a véritablement régi toute ma vie par la suite. Je suis d’origine algéro-italienne, je suis née en France en 59. A cette époque, le rapport à nos colonies était assez compliqué, surtout vis-à-vis de l’Algérie. Petite, j’ai subi le racisme : j’étais la seule maghrébine de ma classe, j’avais les cheveux frisés, le teint mat… J’étais persuadée que je n’étais pas quelqu’un de bien, car je me laissais définir par le regard des autres.
Avec le football, je suis sortie de cet isolement où personne ne me parlait, où on me traitait de « sale arabe », de « sale mouton frisé » ... Juste en franchissant la ligne du terrain, soudain, j’étais devenue super forte, brillante, tout le monde m’admirait, on me sautait dessus, on me voulait dans son équipe… Grâce au football, j’ai réalisé d’un coup que j’avais de la valeur.
A quel moment avez-vous décidé d’en faire votre métier ?
Jusqu’à mes 14 ans, je jouais dans une équipe mixte. Je pensais arrêter après, puisqu’à 14 ans les filles n’avaient plus le droit de jouer avec les garçons. Et puis un jour, en rentrant de l’école, ma mère vient me voir et me dit qu’il y a une dame pour moi dans le salon. Cette jeune femme me dit « nous avons une équipe féminine a Colomiers, on sait que tu joues bien, on voudrait que tu viennes jouer avec nous ».
La première chose que je me dis, c’est que je ne veux pas aller jouer avec des filles. Les filles, ça ne sait pas jouer. Forcément, cela faisait cinq ans que je jouais tous les weekends, et je n’en avais jamais vu ! Encore une fois, c’est grâce à l’éducation que m’ont donné mes parents que tout s’est aligné : par politesse vis-à-vis de cette jeune femme qui s’était déplacée jusqu’à chez nous, ma mère m’a forcé à aller faire une séance d’essai.
Je suis allée à l’entrainement bon gré mal gré, et là, j’ai constaté que non seulement il y avait plein de filles qui jouaient, mais qu’en plus, elles jouaient super bien ! Du coup, je suis restée. A l’époque, nous avions quatre-cinq matchs amicaux par an, et il fallait faire des centaines de kilomètres pour trouver des équipes à affronter, car nous étions peu nombreuses à pratiquer le football.
Et ensuite, vous êtes sélectionnée en équipe de France…
Oui ! Au début des années 70, la Fédération française de football a reconnu le football féminin et a mis en place un championnat de France dédié. J’ai été repérée par un sélectionneur à Colomiers, et en 1977, j’ai fait ma première sélection en équipe de France. J’avais alors 17 ans, et je prenais le train pour la première fois, pour partir jouer dans le club de Reims.
Étiez-vous joueuse professionnelle à ce moment-là ?
Non, il n’y avait pas d’équipe professionnelle féminine ! Quand j’ai quitté Toulouse pour Reims, le club m’a hébergée dans un appartement avec d’autres joueuses, mais ils ne nous fournissaient pas les repas, donc j’ai dû arrêter mes études pour travailler, et gagner de l’argent.
Les joueurs masculins de l’équipe de France étaient payés, eux, mais heureusement ! Ils ne gagnaient pas ce qu’ils gagnent aujourd’hui, mais ils avaient des conditions que je considère normales. C’était nous qui jouions dans des conditions anormales ! Lors de ma première sélection en équipe de France, les talons de mes chaussettes m’arrivaient aux mollets, parce qu’il n’y avait pas de chaussettes pour les filles, donc on nous refilait celles des garçons…
J’avais des copines joueuses qui prenaient des congés pour venir jouer en équipe de France, certaines bossaient en sous-sol, dans les champignonnières, pour gagner leur vie. On gagnait 150 francs pour quatre-cinq jours.
Nous avons toujours su qu’il y avait des différences de traitement avec les hommes, mais on se taisait, parce qu’on avait peur qu’on nous empêche de jouer, et c’est ce qui se passait si on en demandait trop : on nous virait ! Moi j’ai accepté tout ça, parce que tout ce que je voulais, c’était jouer, c’était ce qui m’emplissait de bonheur. Donc je travaillais pour gagner ma vie, et je jouais a côté.
A quel moment avez-vous décidé de prendre la parole pour dénoncer les différences de traitement entre joueurs et joueuses ?
En fin de carrière, j’ai signé au club du Plessis-Robinson, où les filles de l’équipe m’ont demandé de monter un projet pour les aider à passer en Deuxième division. J’en ai parlé avec le Président du club, je lui ai présenté un budget, très cadré, mais il a refusé. La priorité était de faire monter les garçons, et il ne voulait pas que les ressources du club aillent aux filles.
Il a donc tout simplement convoqué une Assemblée Générale, et a décidé de virer toutes les filles. Imaginez-vous ! Vous arrivez au club à 20h, à minuit vous n’avez plus le droit de venir au stade, vous n’avez plus de ballon, plus de maillot…
A cette époque, j’entraînais aussi les 5-7 ans, et je me suis revue au même âge, à l’école, à croire que c’était la norme d’être traitée de sale arabe, d’être déconsidérée. Et je me suis dit : « tu ne peux pas laisser ces petites filles croire que ce qui se passe là, c’est normal ». C’est pour elles que la colère m’est montée. J’ai demandé aux parents s’ils voulaient que l’on fasse quelque chose, ils m’ont dit oui, et nous avons porté plainte pour discrimination.
Nous avons perdu en première instance, mais nous avons fini par gagner en appel, en 2003. Je me revois dans le tribunal, regarder dans les yeux le président du club qui avait été appelé à prendre la parole, et le voir se liquéfier sous mes yeux. J’ai soudain réalisé que cet homme ne comprenait pas ce qu’il faisait là. Il n’avait tout simplement même pas conscience d’avoir fait quelque chose de mal.
C’est à ce moment que j’ai véritablement pris la mesure du poids de notre éducation, des stéréotypes de genre que l’on plaque sur nous dès le plus jeune âge. Cet homme se retrouvait lui-même victime de ses propres représentations. Je me suis dit qu’il fallait que les choses changent, et j’ai décidé de monter un projet d’éducation à l’égalité pour les tout-petits, que j’ai appelé Passe la balle.
Qu’avez-vous constaté lors de ce programme ?
C’est très simple : la première décision que prend un bébé, dans sa vie, c’est d’essayer de commencer à marcher. Il va surmonter beaucoup d’échecs, mais il va finir par y arriver. Jusque-là, fille et garçon y parviennent à peu près au même âge. Ensuite, ce bébé, qui sait désormais marcher, commence à courir.
Eh bien, ce que l’on constate, c’est que dès l’âge de 3 ans, les filles commencent à être moins mobiles que les garçons. À 4 ans, elles se regroupent dans les coins des cours de récré, pendant que les garçons continuent à courir partout. C’est terrible ! Qu’est-ce qu’on construit comme personnalité, là ? Qu’est-ce qu’on construit comme confiance en soi ?
Vous savez, j’ai refait ce programme en 2022. A l’époque, j’avais fait un petit documentaire, et j’ai voulu comparer les images de Passe la balle 2002, avec celles de 2022. Ce sont exactement les mêmes.
Entre 2002 et 2022, quarante-cinq textes juridiques sont sortis sur l’égalité hommes-femmes. Pourtant, encore aujourd’hui, les petites filles et les petits garçons interrogés me disent que “la vaisselle, c’est maman, et la voiture, c’est papa”. Comment voulez-vous qu’on change le monde avec ça ?
Mais ne trouvez-vous pas qu’aujourd’hui, il est quand même plus facile pour une petite fille de se projeter comme sportive professionnelle, par rapport à l’époque où vous jouiez ?
Oui, effectivement aujourd’hui les petites filles peuvent plus se projeter, car il y a des images. Si vous cherchez des images de foot féminin de mon époque, vous ne trouverez rien, juste quelques reportages par-ci par-là, où on nous demandait de jongler sur le plateau de Dechavanne. Aujourd’hui, une petite fille peut être au contact de différents roles models grâce aux images qu’elle voit dans les médias : des femmes sportives, politiques, dirigeantes d’entreprises…
Donc oui, elles peuvent plus se projeter, mais il n’y a toujours pas de volonté délibérée de travailler sur le fond du problème : si votre petite fille se rêve en sportive de haut niveau mais qu’on ne lui met pas les chaussures qu’il faut, qu’on lui dit qu’elle est un garçon manqué, va-t-elle vraiment se donner les moyens d’aller jusqu’au bout ?
Sans parler du fait qu’une fois professionnelles, les inégalités sont encore criantes, ne serait-ce qu’au niveau des salaires…
Vous pouvez exiger d’une fédération qui gère une équipe nationale qu’elle traite avec équité les hommes et les femmes, et c’est ce que fait la Fédération française de football, les filles sont super encadrées aujourd’hui. Mais vous ne pouvez pas lui demander de donner autant d’argent aux filles de l’Équipe de France qu’aux garçons, quand ces derniers signent pour 500 millions d’euros de sponsors et les filles pour 50 millions !
Le problème, c’est l’ultra médiatisation du football masculin, qui engendré des montants de sponsorings colossaux, là où le football féminin ne suit pas.
L’enjeu aujourd’hui pour la Fédération française de football est de passer à la professionnalisation : c’est-à-dire créer une ligue professionnelle féminine, ce qui permettrait d’avoir une convention collective identique à celle des garçons. Cette convention collective donnera ensuite le droit d’avoir des centres de formation féminine professionnels, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Les centres de formation actuels sont créés par les clubs qui le veulent bien, mais ils n’ont pas les agréments du Ministère des Sports. Le cahier des charges des centres de formation agréés est lié à l’existence d’une ligue professionnelle, or il n’en existe pas chez les filles ! Je sais que la Fédération française est en train de réfléchir sérieusement à professionnaliser tout ça, car beaucoup de pays européens ont déjà passé le cap.
J’imagine qu’il y aussi un travail à faire sur nos représentations : sortir de l’idée que le sport en général, et le football en particulier, est un sport masculin…
Le football féminin est encore fragile parce que le maillage territorial n’est pas suffisant : nous n’avons pas assez de licenciées partout sur le territoire. Les filles qui jouent en mixité chez les tout petits ne sont pas assez nombreuses, et ensuite, quand à 14 ans elles doivent quitter le club masculin pour un club féminin, elles n’en trouvent pas proches de chez elles. Donc on en perd énormément.
Seules restent les plus fortes, celles que les parents acceptent d’emmener à cinquante ou cent kilomètres de chez elles pour jouer. C’est sûr qu’il faudrait pouvoir travailler conjointement sur ces enjeux. La Fédération fait beaucoup de choses, mais ce n’est pas elle qui va pouvoir changer les mentalités d’un coup de baguette magique !
Comment poursuivez-vous votre engagement aujourd’hui ?
Aujourd’hui, l’association que j’ai créé, Liberté aux Joueuses, existe toujours. J’ai créé ma société de conférencière, car je suis retraitée depuis un an, et j’interviens partout où on me le demande.
La semaine prochaine par exemple je serai à Nice sur un projet que je trouve génial, porté par l’association Alter Égaux, pour essayer de redonner confiance à des femmes très éloignées de l’emploi. Je raconte un peu mon parcours, pour leur montrer qu’on peut y arriver, puis je les fais jouer au foot. C’est le moment que je préfère, elles s’éclatent ! C’est ce qui est génial avec le foot, c’est universel. Elles jouent en foulards, en robes, avec des chaussures pas adaptées, mais elles s’éclatent !
Vous savez, moi, quand j’étais sur un terrain de football, j’avais l’impression de ne plus être là. J’étais footballeuse, c’est tout. Et c’est ce que je dis aux femmes quand je fais des sessions comme celles-ci : c’est quand vous êtes dans cette sensation hyper forte de ne plus être là, que vous êtes vraiment vous-mêmes. Quand vous êtes tellement passionnée que vous oubliez tout ce qui est autour.
Les recos inspirantes de Nicole :
La lecture du Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir, a changé ma vie. Je l’ai lu à quatorze ans, parce que, comme j’étais un garçon manqué, j’avais l’impression d’être tordue. Heureusement, Simone m’a permis de me rendre compte que j’étais une fille plutôt réussie !
Je suis fan du film Le Cercle des poètes disparus. C’est un film qui porte beaucoup de valeurs et m’a beaucoup touchée. Ce garçon qui veut faire du théâtre car c’est ce qui le fait vivre, rêver, et qui a la chance de croiser un prof qui lui donne le courage de surmonter les obstacles... Et cette scène, à la fin, quand tout le monde monte sur la table ! Quand on est tout seul à se révolter, on ne s’en sort pas, mais ensemble, nous sommes tellement plus puissants !
J’ai un immense respect pour Mercedes Erra, la fondatrice de BETC. Elle est arrivée en France à 7 ans, elle ne parlait pas français, elle est devenue prof de français, elle a fait HEC, a créé BETC… Et avec tout ça, elle est d’une simplicité et d’une générosité immense. J’ai la chance de la côtoyer, et elle comprends vraiment les projets que je porte. Pour elle, tous les sujets qui traitent de l’égalité sont importants, quels qu'ils soient.