Si vous ne connaissez pas encore la revue Bobine, il est temps de remédier à cela ! Pour ma part, je suis les aventures de Bobine depuis sa création, il y a un peu plus de deux ans. En grande adepte du papier, j’ai tout de suite adhéré avec le format de la revue, son grain, la qualité de ses images et de ses reportages.
Bobine a été créé par Justine Hern et François Piccione, alors que ni l’un ni l’autre n’avaient d’expérience dans l’édition. Un pari osé, que le duo a relevé, animé d’une volonté farouche : rendre visibles ceux que l’on ne voit pas assez. Au fil des 160 pages, la revue dévoile les vies de producteurs, artisans, agriculteurs…. Les “bobines” de celles et ceux qui ont les mains dans la terre, gardiens de savoir-faire parfois millénaires, qui parfois se transmettent, et parfois, doucement, s’éteignent.
J’ai eu la chance d’écrire pour Bobine, et rares sont les médias qui vous laissent encore la liberté de passer du temps avec les personnes que vous interviewez, d’apprendre à les connaître profondément pour mieux être à même d’en parler.
Alors quels sont les principaux challenges quand on monte une revue papier aujourd’hui ? Comment rester fidèle à ses convictions sans se compromettre ? Comment allier qualité de l’objet éditorial et rentabilité ? Justine a accepté de répondre à mes questions, avec entièreté, à l’image de la revue qu’elle a co-fondée.
Bonjour Justine ! Avant toute chose, peux-tu me parler de ton parcours ?
J’ai grandi dans le Var, à Six-Fours-les-Plages. J’ai fait des études de direction artistique en communication visuelle à Aix, c’est une période de ma vie que j’ai adorée. Très jeune, j’ai commencé à faire de la photo. Pendant mes études, j’ai continué, et c’est rapidement devenu mon medium préféré. J’ai aussi beaucoup développé l’illustration, au crayon de couleur notamment.
Lors de mes deux dernières années d’études, nous avons eu des cours d’édition : comment créer une maquette, ce genre de choses… Ça a été une révélation.
Pour mon projet de fin d’études, j’ai créé un magazine, grâce auquel je suis sortie major de promo. J’ai terminé mes études en ayant dans un coin de ma tête qu’un jour, j’ouvrirai une maison d’édition. Pourtant, j’ai d’abord commencé par la pub !
Dès le début de ta vie professionnelle, tu as été freelance. Était-ce un choix ?
Oui ! Lors de ma dernière année d’études, j’étais en alternance dans une grosse agence de pub à Paris. J’étais directrice artistique junior.
Dès le deuxième jour, je me suis rendue compte du décalage total qui existait entre ce que j’avais appris lors de mes études, et la réalité du métier.
Mon quotidien, c’était de bosser comme une dingue pour répondre à des appels d’offres. Quand on gagnait une compétition, il n’y avait aucune reconnaissance derrière. On travaillait sur des budgets énormes, donc évidemment le client était roi, et nous devions taire toute créativité. L’inverse de ce que j’avais appris !
Du coup, quand j’ai été diplômée, je me suis tout de suite mise à mon compte. J’ai enchaîné différentes missions à Paris, lors desquelles j’ai identifié que ce qui m’épanouissait le plus était de travailler pour des structures à taille humaine, avec des équipes de deux à cinq personnes. Je n’aimais pas spécialement Paris, je ne me suis jamais projetée dans cette ville, mais j’avais beaucoup de missions, et je savais que cette période de ma vie serait temporaire.
Mais quand mon copain m’a rejoint, il n’a pas supporté la vie parisienne. On est tous les deux assez connectés à la nature, on vient du Sud, et le changement a été trop violent pour lui. Résultat, en quinze jours, on a tout plaqué, et on s’est envolés pour La Réunion.
Ah oui, c’est assez drastique comme changement de vie !
Oui ! Nous y sommes restés un peu plus d’un an, et ça a été extraordinaire. Sur place, j’ai rapidement réalisé que ce ne serait pas possible de continuer à travailler avec les agences parisiennes. On était pré-Covid, le télétravail n’était pas du tout répandu, surtout avec un tel décalage horaire. Comme j’avais mis des sous de côté avec mes expériences à Paris, je n’avais pas besoin de travailler à tout prix, donc j’en ai profité pour randonner à fond.
Le premier mois, j’ai suivi une formation en permaculture car c’était un sujet qui me passionnait depuis longtemps. Pour moi, au-delà d’une méthode agricole, la permaculture est un art de vie, un mode de pensée. C’est se lier les uns aux autres et essayer de faire ressortir le meilleur de l’humanité. Je suis donc partie un mois en immersion dans une ferme au nord de la Réunion, et ça a été l’une des expériences les plus marquantes de ma vie.
Quand nous avons décidé de rentrer dans le Var, je me suis rendue compte que je connaissais dix fois mieux la Réunion que mon propre terroir.
C’est à ce moment-là que tu as renoué avec l’artistique ?
Pendant 3-4 ans, je me suis vraiment questionné sur ce que je voulais faire de ma vie. Je me suis remise au graphisme, pour accompagner des paysans dans le Var. Je faisais des identités graphiques pour des vignerons, des producteurs d’huile d’olive… Ça avait du sens pour moi, je me sentais alignée, mais je me suis rapidement rendue compte que, financièrement, ce serait compliqué. J’ai alors décidé de faire du woofing : j’étais hébergée chez des paysans, et en échange je travaillais à leur côtés. C’est là que je me suis remise à faire de la photo.
Je photographiais les gens qui m’accueillaient, et quand je partais, je leur offrais une bibliothèque photo, pour les remercier de m’avoir transmis leur savoir. Au bout d’un certain temps, j’ai commencé à avoir pas mal de photos, et j’ai décidé d’ouvrir un compte Instagram.
C’est comme ça que je me suis retrouvée à faire de la photo dans le monde paysan. Aujourd’hui, c’est très à la mode, mais à l’époque, nous étions très peu. Au bout d’un an, j’ai complètement lâché le graphisme : je ne supportais plus d’être derrière l’ordi, et je me sentais trop bien sur la route. Mais je n’avais pas vraiment de plan pour la suite. Et c’est là que François m’a contactée
François Piccione, avec qui tu as co-fondé Bobine, donc. Raconte-moi comment est née la revue ?
Honnêtement, c’était assez fou. À cette époque, François avait un podcast qui cartonnait, Les Nouveaux Aventuriers, dans lequel il rencontrait des entrepreneurs qui façonnaient le monde de demain. Il était tombé sur mon travail et avait été touché par mes images.
Il m’a envoyé un message en me disant qu’il était de passage éclair sur Toulon, sa ville d’origine, et qu’il aimerait bien qu’on prenne un café. Il m’a expliqué qu’il avait été contacté par l’émission Échappées Belles, qui souhaitait le suivre sur l’un de ses épisodes, et qu’il aurait aimé profiter de la sortie de l’émission pour annoncer le lancement d’un nouveau support média pour Les Nouveaux Aventuriers.
Nous avons discuté du fait que j’étais passionnée d’édition, et je lui ai proposé de l’aider sur la stratégie, l’identité visuelle, le nom… Mais au moment de lui envoyer le devis, j’ai réfléchi, et je lui ai dit « si tu acceptes de tourner ton projet sur la paysannerie, qu’on trouve un point d’entente, je suis partante pour qu’on monte un projet ensemble de zéro ». J’ai eu un sms dans la foulée : « ok ». C’était le 7 juillet. Le 11, on avait le nom de Bobine !
C’est assez fou en effet, car vous vous ne connaissiez pas du tout à ce moment-là ?
On n’avait aucune expérience, on ne se connaissait pas… On a tout fait à l’envers en fait ! Mais à l’époque, je n’ai pas du tout pensé à ça.
Si on avait eu connaissance des difficultés, des sacrifices que la création d’une revue papier demande, de l’humain… Je ne suis pas sûre qu’on l’aurait fait.
Là, ça fait deux ans et demi que Bobine existe, et moi ça fait quand même deux ans et demi que ma vie est rythmée par ce projet. C’est une énergie déployée énorme.
Vous avez tout lancé en quelques mois, comment avez-vous eu l’idée des rubriques, de la pagination… ?
Focaliser sur l’humain était fondamental dès le début. Donc les rubriques nous sont apparues très instinctivement.
Nous avons cinq rubriques : « Bobines », « Vadrouille », « Parlotte », « Troc » et « Bric-à-brac ». « Bobine » est celle qui s’est imposée à nous le plus rapidement, puisqu’il s’agit de portraits. Ensuite, “Vadrouille” c’est une ambiance, on explore un territoire. On voulait un magazine qui ressemblerait à un format guide, que tu pouvais emmener dans ton sac, pas trop grand, ni trop lourd.
C’est d’ailleurs ce qui a guidé la pagination, nous voulions à la fois que l’objet soit maniable, et pour des contraintes budgétaires évidentes, on ne voulait pas s’engager dans un magazine « bible », avec trop de contenus.
On voulait aussi que le prix de la revue reste accessible. Aujourd’hui, on a 160 pages de contenu dense, fourni, pour 20€, ce qui est déjà assez élevé.
Aujourd’hui, beaucoup de revues indépendantes mettent la clé sous la porte, faute de parvenir à atteindre un modèle économique rentable. Où en êtes-vous de ce côté-là avec François ?
Le papier a pris 35% en un an. Cette année, au global, la production de la revue, avec tout ce que cela comporte, nous a coûté 42 000€. Et ce ne sont que des coûts incompressibles. Nous avons fini à l’équilibre de justesse : début décembre, il nous manquait encore 15 000€ pour rentrer dans nos frais.
Ce qui est très dur, c’est d’appréhender un nombre d’exemplaires à imprimer, et de se projeter sur combien on va réussir à en vendre. Il faut arriver à en faire ni trop peu, ni pas assez.
Les campagnes de financement participatives sont un sacré challenge, parce qu’il faut commander le papier en amont, et donc parier sur un nombre d’exemplaires. Et une fois le papier commandé, il faut mettre les bouchées doubles sur la campagne de financement pour s’assurer d’en vendre assez. Ça nécessite beaucoup de travail en amont, de stratégie, et ça crée des périodes très denses, éprouvantes.
C’est aussi ça qui a déclenché toutes ces réflexions sur l’avenir de Bobine.
J’imagine que ça doit être épuisant… Où vous ont mené vos réflexions ?
On a vite pris conscience des limites de la revue papier, on savait que ce ne serait pas possible d’en vivre, à moins de la remplir de publicités, ce que l’on ne souhaitait pas faire. Dès le départ, on s’est dit qu’on allait faire une trilogie, pour pouvoir sortir un coffret et avoir eu l’impression d’être allé au bout de quelque chose.
En parallèle, François a très vite eu la vision de « média » : la revue papier est le socle, et on y a ajouté en plus des articles web, la newsletter… Après avoir mis en place le site, nous nous sommes dit qu’il allait falloir trouver des financements.
Or, comment valoriser des gens qui n’ont pas d’argent et qui font des boulots fondamentaux ? En essayant de sensibiliser les départements, les offices de tourisme, les régions. En leur proposant de débloquer du budget pour mettre en avant les gens qui façonnent leur territoire, et incarnent ce dernier, mieux que n’importe quel influenceur. Donc on a démarché des partenaires publics, on a bossé pour l’Aisne, l’Orne…
Et cette stratégie a fonctionné ?
À la fois c’est super, parce que ces gens-là nous ont fait confiance, et en même temps, c’est difficile, parce qu’on les pousse à créer des immersions complètes, qui mélangent, patrimoine paysage, et savoir-faire, le tout à travers le prisme de l’humain.
C’est tout ce challenge-là qu’il faut réussir à relever, et qui moi me fait vibrer. C’est l’ADN de Bobine, et c’est ce qui me nourrit profondément.
Comment parvenir à la rentabilité économique alors, tout en gardant un média authentique, centré sur l’humain, avec un prix de vente accessible ?
Pour moi c’est simple, je préfère arrêter le papier plutôt que d’en augmenter le prix. Néanmoins, ce support est fondamental, car il est une manière durable d’ancrer des récits. Donc il faut le re-challenger : faire en sorte qu’il soit moins coûteux à l’impression, à la production.
Avoir potentiellement réfléchi le numéro en amont, avec des partenaires publics, que ce soit à travers le support des régions ou autre, mais tout en restant maîtres de ce que l’on raconte dedans. Peut-être imaginer des supports comme des cartes, des jeux…
Il faut essayer de trouver le support pertinent, et en gardant un prix de vente raisonnable.
Ni toi ni François n’aviez jamais monté de magazine avant, comment avez-vous géré les journalistes qui ont travaillé avec vous ?
C’est difficile, surtout quand effectivement on n’a jamais fait ça avant ! Cette année, il y avait trente-deux contributeurs sur Bobine. Ce n’est pas évident, moi je ne suis pas manager, François non plus…. On l’a donc fait avec beaucoup d’intuition.
On avait tous les deux pas mal connecté avec des photographes et des journalistes auparavant, donc nous avons naturellement contacté les personnes qui étaient dans le même état d’esprit que nous, dont on sentait qu’elles pourraient porter les valeurs de Bobine. Le fait de savoir qu’on allait travailler avec des personnes alignées avec nos valeurs nous a déjà enlevé pas mal de craintes.
C’est important de savoir que les personnes qu’on envoie sur place vont avoir le même respect que nous pour le projet, le même engagement…
Après, il y a quand même eu des loupés, des fois où on a été déçus. Le travail a parfois pu être un peu bâclé du fait que l’on ne puisse pas proposer une rémunération très importante… À la fois je comprends, mais pour moi participer à Bobine c’est aussi faire preuve d’un certain engagement, y mettre du cœur.
Si tu devais donner un conseil aujourd’hui à quelqu’un qui souhaiterait monter son média papier, que lui dirais-tu ?
J’inviterai vraiment à questionner cette place du papier : pourquoi on choisit ce support ? Quel message veut-on qu’il porte ? Quel est le format vraiment pertinent ?
La notion d’objet éditorial me semble fondamentale : comment on crée un support malin, pertinent, intelligent, qui coûte peut-être un peu moins cher à produire, mais qui sera tout aussi qualitatif.
Je conseillerai aussi de savoir pourquoi on choisit de faire ça, quelle est la raison d’être du projet. Il ne faut pas avoir peur de créer une identité marquée, avec une ligne éditoriale singulière, pour se démarquer. Moi je suis au service de Bobine, et Bobine sert quelque chose de plus grand que moi, en l’occurrence la valorisation d’un patrimoine, d’une culture, qui disparaît petit à petit.
Aussi, ne pas se lancer seul, car créer une revue de zéro représente vraiment un travail titanesque.
Et enfin, ne pas trop réfléchir ! Quand on a un projet de cœur qui sommeille en nous depuis un bon moment, il faut se lancer. Je suis convaincue que c’est avec le cœur et la passion qu’on embarque d’autres personnes, qu’on incarne un projet et qu’on donne envie aux gens de prendre part à cette aventure.
Si vous voulez suivre les aventures de Bobine, c’est par ici. Et pour admirer les superbes photos de Justine, rdv sur son compte Instagram, Studio Payol.
Un livre découvert, appliqué et incarné en formation, Permaculture humaine de Bernard Alonso. J’adhère complètement aux principes de la permaculture, cette conviction que l’on est né là où tout existe pour que l’on puisse s’établir et s’épanouir pleinement.
L’éleveuse et productrice de Salat tradition, Charlotte Salat. Je l’ai rencontrée en reportage et j’admire sa hargne, son alignement avec ses convictions et son courage face aux “grands”, coûte que coûte
Vers la sobriété heureuse, de Pierre Rabbhi, un grand classique.
Et enfin la poésie, la sagesse et la justesse de Christian Bobin (à une lettre près, Bobine).
Super cette édition !! J'adore Bobine et les mots de Justine sont très inspirants :)