Jérémie, Christian et Luc, une autre vision de la solidarité
Ce week-end sonne la fin d’une intense semaine, consacrée à la 7e édition du Refugee Food Festival à Bordeaux, sur laquelle je planche en douce depuis quelques mois. Je vous avais déjà parlé dans une précédente newsletter de cette initiative citoyenne géniale, créée par Marine Mandrila et Louis Martin. Leur objectif ? Briser les préjugés au sujet des réfugiés, en mettant en valeur leurs savoir-faire culinaires.
Toute la semaine, des restaurateurs locaux ont donc ouvert leurs portes à des cuisiniers et cuisinières réfugiées, afin de créer des menus à quatre mains. Voir ces collaborations se concrétiser enfin, après avoir assisté à tous les rendez-vous préparatoires ; ressentir l’émotion des cuisiniers et des cuisinières face aux retours dithyrambiques des clients locaux ; observer des liens se nouer entre cuisinier et chef, parfois sans même posséder de langage commun, fut pour moi une source de bonheur extraordinaire.
Parmi les restaurants qui ont participé au Refugee Food Festival, le Wanted Café fait partie de ceux qui ont tout de suite accepté le défi. Ce bar/resto solidaire est né d’un groupe d’entraide sur Facebook, Wanted Community, qui a su traverser avec brio la frontière entre virtuel et réel.
Alors que le petit frère du Wanted Café de Bordeaux vient tout juste d’ouvrir ses portes à Paris, j’ai eu envie d’en savoir plus sur l’histoire de ce lieu, l’un des rares à avoir réussi le pari de mixer tous les publics. Rencontre avec Jérémie Ballarin, l’un des trois gais lurons à l’origine de Wanted.
Hello Jérémie, avant d’être des cafés physiques, Wanted était un groupe d’entraide sur Facebook, peux-tu nous expliquer comment tout a commencé ?
Oui, en fait tout est parti d’une soirée. Nous étions trois amis bordelais, Christian, Luc et moi, fraîchement débarqués à Paris. Toujours à la recherche de bons plans apparts, sorties, etc, nous avons lancé, sur un coup de tête, un groupe d’entraide sur Facebook. Au début, c’était vraiment juste entre nous, puis certains ont commencé à inviter leurs amis à rejoindre le groupe, puis les amis d’amis se sont greffés…
De fil en aiguille, la communauté a grandi, jusqu’à compter plusieurs dizaines de milliers de membres. On a commencé à créer d’autres groupes : Wanted Bordeaux, puis d’autres, plus petits, dans d’autres villes.
Le premier point de bascule a eu lieu en 2015, après les attentats. Les gens ont commencé à se servir de la communauté non plus juste pour des bons plans, mais pour venir en aide aux personnes en détresse : ceux qui étaient restés bloqués dans la rue pendant les fusillades, ceux qui recherchaient des proches…
Nous avons commencé à percevoir le pouvoir d’entraide que pouvait avoir Wanted auprès de personnes en situation d’urgence, et à se dire qu’il y avait quelque chose à faire.
Un peu plus tard, il y a aussi eu Sabrina, une membre de la communauté, qui avait commencé à cuisinier pour une personne à la rue, en face de chez elle. Elle avait posté son initiative sur le groupe, plein de gens ont trouvé ça super, et ont décidé de l’imiter. A tel point qu’elle a fini par créer une maraude sur Paris, qui distribue aujourd’hui des centaines de repas par semaine.
Tout ça agrégé fait qu’en 2017, nous ressentons le besoin de développer ce souffle d’entraide et de solidarité qui commence à prendre forme autour de Wanted.
Comment avez-vous eu l’idée de passer d’une communauté sur le digital à des lieux de vie physique ?
Nous avons d’abord pensé faire une appli, un site… Au bout de pas mal d’idées toutes plus saugrenues les unes que les autres, nous avons réalisé qu’en fait, avec les groupes Wanted, nous avions vraiment créé des espaces sur le digital, où tisser du lien. Donc pourquoi ne pas le faire en physique, dans le monde réel ?
Nous avions à cœur d’ouvrir des lieux où tout le monde pouvait se retrouver, exactement comme sur Wanted. Sur la communauté, tu as de tout, le type aisé qui va chercher une femme de ménage, comme Patrick qui cherche un toit pour la nuit. Et nous voulions que dans nos lieux, tous ces gens-là puissent également être présents.
Ce n’est pas évident de rassembler dans un même lieu des populations très différentes, comment vous y êtes-vous pris ?
Déjà, à Bordeaux, on visait certains quartiers : Saint-Michel, les Capucins, sur les quais… On cherchait des quartiers qui, certes, se gentrifient, mais qui restent populaires.
Nous voulions être un commerce de quartier, où les gens qui ont un certain pouvoir d’achat et les personnes en situation difficile puissent se retrouver. Donc, une fois qu’on a eu trouvé le lieu, aux Capucins, on s’est dit qu’il fallait mettre en place des dispositifs pour que ça fonctionne.
D’abord, nous avons décidé de reverser tous les mois 2% de notre chiffre d’affaires à une association, afin que les bénéficiaires puissent connaitre le lieu. Ça permettait aussi de montrer qu’un acteur économique dans un territoire donné peut aider au bien commun, en donnant une partie de son bénéfice à une asso. En tout, ça représente entre 8 000€ et 10 000€ par an.
Ensuite, sur le lieu même, nous avons mis en place les consommations suspendues, parce que l’un des principaux freins pour que les personnes en situation difficile viennent dans les commerces, c’est le pouvoir d’achat.
Donc chez nous, tu payes 1€ en plus sur le café, ça fait un café suspendu pour quelqu’un dans le besoin, qui pourra venir le consommer gratuitement plus tard. Idem sur les plats, 5€ en plus, c’est un plat suspendu. Les cafés, nous sommes beaucoup à le faire, les plats un peu moins. On distribue entre 4 000 et 5 000 cafés et plats suspendus par mois.
Pareil sur la carte de fidélité, chez nous, le dixième repas est offert à quelqu’un dans le besoin.
Enfin, le dernier dispositif, ce sont les tablées solidaires. L’été après que l’on ait ouvert à Bordeaux, il y a eu beaucoup d’expulsions de squats, et du coup beaucoup de nos clients qui vivaient en squat se sont retrouvés à la rue. Un dimanche soir, nous avons décidé de rester ouvert, de récupérer des invendus, et de faire une grande bouffe improvisée. Et là, on s’est retrouvé avec 110 personnes. On s’est dit que ça pouvait fonctionner, et depuis, on le fait tous les dimanches, de 17h à 21h.
Ça permet de donner une expérience du restaurant à ceux qui normalement ne peuvent pas y avoir accès.
En quoi vous différenciez-vous de certains tiers-lieux comme les ex-Grands Voisins par exemple ?
Ce que nous voulons montrer, c’est que l’on n’est pas obligé de faire un tiers-lieu, avec des subventions, pour accueillir des personnes en difficulté. Ceux qui le font, c’est génial, et nous échangeons beaucoup avec des acteurs comme Plateau Urbain par exemple, mais le concept des Wanted Café c’est vraiment d’être un commerce classique. Un café/bar/resto de quartier, dans lequel toi, tu vas venir, dans lequel telle personne en difficulté va venir, dans lequel tout le monde, en définitive, peut venir.
L’idée derrière les Wanted Café, c’est de redonner à une personne sa dignité, sa confiance en elle, parce qu’elle se retrouve dans un lieu qui est fait pour tout le monde, et donc pour elle aussi.
Elle n’est pas juste obligée de se retrouver aux Restos du Cœur ou à la soupe populaire pour avoir un moment de sociabilisation, elle peut créer du lien avec des gens de la « vie normale ».
Aujourd’hui, Wanted est un projet qui souhaite aller vers le lien social, qui permet de créer des espaces qui peuvent favoriser ça. Et qui a pour objectif, sur un territoire urbain, de mettre en lien, ou en tout cas d’accueillir, des personnes extrêmement différentes, qui, normalement, ne se croisent pas. Et ce aussi bien sur nos communautés en ligne, que sur nos lieux physiques.
Vous venez d’ouvrir le Wanted Café Paris, dans le 10e, est-ce que vous comptez en ouvrir dans d’autres villes, à terme ?
Bordeaux, c’est un peu notre version « bêta ». À Paris, le but est de pouvoir consolider le modèle et se dire qu’après, on peut l’ouvrir ailleurs. Il y a même des gens qui peuvent choper le concept, et l’ouvrir, c’est ce qui nous ferait le plus plaisir !
C’est d’ailleurs un peu ce qui nous gêne parfois, cette espèce de « chasse gardée » autour du concept de solidarité, quand certains nous disent « vous faites un truc de bobos, vous n’êtes pas humbles… » Ça ne sert à rien de dire ça, il y a plein de façons d’être solidaire, et il faut trouver la sienne.
Le fait de réagir comme ça ne va pas pousser des personnes à agir, parce qu’ils vont avoir l’impression que ce qu’ils font n’est jamais assez bien, et je ne pense pas que c’est comme ça qu’on avance. Nous ne sommes pas là pour dire « c’est génial ce qu’on fait », nous sommes là pour dire « regardez ce qui se passe, voici comment on peut le faire ».
Pour suivre les aventures des Wanted Café c’est ici. Et pour rejoindre la communauté, c’est par là.
Les recos de Jérémie :
L’ entraide, l’autre loi de la jungle. C’est un livre de Pablo Servigne que je trouve très intéressant. Il y explique que dans la nature, beaucoup d’espèces sont restées en vie, non parce qu’elles avaient tué mais parce qu’elles avaient collaboré ensemble. On nous vend souvent le scénario comme quoi l’homme serait profondément égoïste, alors qu’en fait non, naturellement, nous sommes tournés vers les autres.
Thinkerview, une chaîne Youtube que j’aime beaucoup. Il s’agit d’un programme avec une grande liberté de parole, qui interviewe aussi bien des scientifiques, des chercheurs, que des acteurs ou des politiques. Le tout face caméra, parfois pendant 2 heures, non coupée. Et ça, je ne vois aucun autre endroit où c’est possible.
Les Grands Voisins, un lieu qui nous a beaucoup inspiré car ils ont réussi la transition d’un lieu à l’origine plutôt axé social, à un lieu ouvert au grand public. Nous avons trouvé ça super pertinent !