Jean-Marie Pédron, cueilleur d'algues
J’ai croisé pour la première fois le nom de Jean-Marie Pédron sur la carte d’un restaurateur étoilé. Ce dernier avait pris le soin, trop rare, de dresser la liste des différents producteurs avec lesquels il travaillait. Parmi eux, Jean-Marie, producteur d’algues. Immédiatement, cette dénomination avait attiré mon attention. J’ai finalement pu rencontrer Jean-Marie lors du salon Omnivore à Paris, à la rentrée. Et mon intuition s’est confirmée.
Jean-Marie est un passionné, un vrai de vrai. De ceux qui peuvent vous parler des heures de leur métier, des étoiles plein les yeux, sans que vous voyiez le temps passer. A travers les Jardins de la Mer, la ferme marine qu’il a créé avec sa femme Valérie, au Croisic, Jean-Marie et son équipe alimentent en algues fraiches les tables des restaurants étoilés un peu partout en France, ainsi que celles des particuliers, à qui ils ont à cœur de faire découvrir leur métier.
Car plus qu’un simple « cueilleur d’algues », Jean-Marie Pédron est un fervent défenseur des richesses océanes, et d’un mode de vie plus durable, en lien avec le vivant. Et puis, disons-le, Jean-Marie est un amoureux des gens. Rencontre avec un véritable passeur de savoir.
Bonjour Jean-Marie ! Pour commencer, pouvez-vous me raconter comment vous êtes devenu « cueilleur d’algues » ?
J’ai grandi les pieds dans l’eau. Mes parents étaient paludiers, et quand ils avaient la vingtaine, ils passaient à vélo devant la saline de Saint-Goustan, au Croisic, alors à l’abandon. Ils rêvaient de pouvoir l’acheter. Ils ont fini par le faire, et se sont lancés dans l’aquaculture dans les années soixante, tout en poursuivant en parallèle leur activité de paludiers.
De mon côté, j’ai d’abord commencé à travailler avec eux, puis je suis parti travailler dans les aquariums. J’ai notamment monté le service éducatif de l’aquarium de Saint-Malo, qui venait d’être créé. C’est là que j’ai rencontré Valérie, elle a pris ma suite comme responsable éducative.
Ainsi, avec Valérie, notre premier métier a d’abord été la pédagogie, la transmission, la médiation scientifique : rendre simple des notions qui ne le sont pas nécessairement, pour répondre aux attentes de tous les publics.
Au bout d’une dizaine d’années, nous avons souhaité revenir aux sources, et nous avons repris l’activité aquacole de mes parents. J’ai alors utilisé mes connaissances d’ingénierie pour maîtriser la culture des micro-algues, destinées à nourrir les larves d’huîtres et de palourdes que nous faisions éclore. Mais en 2008, une pandémie s’est abattue sur ces coquillages, et nous avons dû arrêter l’activité à peine quelques années après l’avoir entamée.
C’est ainsi que vous vous êtes dirigés vers la cueillette d’algues ?
Oui ! Cet échec nous a conduit à nous remettre en question. Nous connaissions déjà le domaine des algues alimentaires, puisqu’à l’aquarium de Saint-Malo, Valérie faisait goûter des algues aux élèves lors des visites scolaires, et que l’on en consommait nous-mêmes. En 2010, il y avait déjà des chefs qui utilisaient des algues dans leur cuisine, en Bretagne notamment, mais on ne savait pas encore que la tendance allait enfler à ce point.
Les seules algues que l’on trouvait à l’époque sont celles que l’on trouve encore aujourd’hui dans les magasins bio : des algues dites « fraîches », mais en réalité conservées en chambre froide, parfois plusieurs mois, et conditionnées avec de la saumure. Résultat, avant de les consommer, il faut d’abord les rincer, et en faisant cela, vous perdez une grande partie de leurs qualités nutritionnelles, et de leur goût.
Nous, ce qui nous intéressait, c’était de vendre nos algues vivantes. Nous nous sommes d’abord fait connaître sur les marchés, avec notre caviar d’algues, puis petit à petit, de plus en plus de chefs se sont intéressés à nos produits. Aujourd’hui, notre entreprise est reconnue dans le petit monde de la gastronomie pour son expertise de l’algue fraîche.
Concrètement, quels sont les bienfaits nutritionnels des algues ?
Il y en a beaucoup ! La laitue de mer contient 8 à 10 fois la teneur en vitamine C de l’orange, par exemple. Elle est aussi très intéressante au niveau du goût, notamment sous sa forme sèche. La dulse est très riche en antioxydants, un peu comme les tomates et les poivrons. Elle a un goût de palourde, très animal.
Le nori contient 40% de protéines, et est aussi très riche en minéraux, en vitamines et en fibres. Il a un petit goût de fumé très intéressant, surtout dans les premiers jours post-pêche. Même le haricot de mer est une algue que l’on peut considérer comme un légume : en mai-juin, ils sont suffisamment gros pour être consommés comme des haricots verts.
Ce qui est intéressant quand on consomme une algue, c’est que l’on se nourrit d’une synergie de molécules et d’éléments. Aujourd’hui, il faut manger trois kilos de pommes pour retrouver l’équivalent en nutriments d’un kilo de pommes dans les années 1930.
Les algues que nous proposons sont des aliments bien plus complets, puisque c’est directement ce que la nature a elle-même créé. Et je ne vous parle même pas de la puissance aromatique, qui est bien supérieure à ce qui peut être fait en serre ou cultivé.
Oui, parce que l’une de vos particularités est que vous cueillez directement les algues, vous ne les cultivez pas. Pouvez-vous me raconter un peu à quoi ressemble le quotidien d’un cueilleur d’algues ?
Je passe mon temps dehors, et j’adore ça : mon métier est conditionné par la nature, la marée et la météo. Je sors presque tous les jours, soit 260 fois par an, uniquement pour les algues. Et une centaine de fois pour les plantes marines.
Nous cueillons nos algues sur une dizaine de sites différents, sur tout le littoral de la presqu’île guérandaise. On ne va jamais à plus de 15 kilomètres d’ici. Quand on revient de la cueillette, avec 20 à 30 kilos d’algues, nous les mettons directement dans de petits bassins d’eau microfiltrée pour qu’elles se détendent, un peu comme une petite thalasso !
En général, la cueillette commence le week-end, car je reçois toutes les commandes à ce moment-là. Ce sont souvent les sous-chefs ou les seconds qui les passent, tard le soir, pour la semaine à venir. Nous les envoyons trois fois par semaine, conditionnées avec un peu d’eau de mer, et sous cette forme elles tiennent entre huit et quinze jours. C’est une petite portion de nature brute qui arrive dans les cuisines !
Mais cela ne fonctionne que si elles ont été cueillies dans les meilleures conditions, transportées du lieu de collecte à la ferme avec soin, puis traitées doucement. Du début à la fin de la chaîne, il faut que les choses se fassent dans le respect de ces végétaux. On ne se contente pas juste de « cueillir des algues », on prend aussi soin de l’écosystème qui nous entoure.
Outre leurs qualités nutritives, la culture des algues a aussi un très faible impact environnemental. Pensez-vous qu’à terme, elles pourraient être une véritable alternative aux produits carnés ?
Je crois fermement dans la puissance du végétal. L’une de nos motivations à faire ce que l’on fait est la promotion d’une alimentation saine et durable. Même si c’est un peu anachronique de refaire de la cueillette 30 000 ans après le début de l’élevage !
Aujourd’hui, 95% des algues consommées dans le monde sont issues de la culture. La Corée, le Japon ou la Chine cultivent les algues depuis bien plus longtemps que nous. En Occident, on les a longtemps utilisées, mais on les a oubliées. Du temps de Colbert, la récolte des algues était si florissante que des édits ont dû être publiés pour interdire aux gens de les cueillir ! Et maintenant, on y revient progressivement….
Aux Jardins de la mer, nous cueillons à la main car nous avons choisi de privilégier la qualité à la quantité. Et avec ses 5 500 kilomètres de côtes, la France a la chance d’avoir des champs d’algues incroyables, notamment en Bretagne. Mais clairement, l’avenir de l’algue, c’est l’algoculture.
Après, quand vous cultivez, il ne faut pas le faire n’importe comment. La déforestation de l’Amazonie pour la culture du soja par exemple, c’est une aberration ! Avec l’algoculture, on se contente de tendre des cordelettes en mer, sur lesquelles on élève des algues. Hormis les éventuels conflits avec les pêcheurs, cela n’a que des avantages : il n’y a aucun engrais, aucun intrants chimiques, et en plus, ça draine toute une faune qui vient se protéger là-dessous.
C’est un mode de culture totalement respectueux de l’environnement, parce qu’il s’intègre à celui-ci. De ce point de vue, l’algue a un avenir incroyable ! Mais cela signifie aussi qu’il faut protéger l’écrin dans lequel on fait pousser ces végétaux.
Vous qui êtes sur le terrain tous les jours, observez-vous concrètement les effets du réchauffement climatique ?
Bien sûr, nous voyons tous les ans l’impact du réchauffement. Cela entraîne notamment des modifications dans la saisonnalité des algues, certaines se développent plus vite que d’habitude, ou plus tard.
Cet été, lors des grandes marées, certaines algues ont beaucoup souffert de la sécheresse car elles ont littéralement grillé au soleil à marée basse. Les algues restent des végétaux assez fragiles, on apprend tous les jours à les connaître et à les respecter.
Ici, à la ferme, nous sommes les sentinelles de tout cet écosystème, mais en Bretagne, par exemple, les enjeux industriels sont tels que ce n’est pas facile à réguler.
Pour vous donner un exemple, nous ramassons moins de 10 tonnes d’algues par an. En Bretagne, c’est ce que certaines entreprises font en une journée. Certains ont l’impression que ces ressources sont illimitées car elles sont abondantes, mais elles ne le sont pas, loin de là.
Vous organisez beaucoup de visites de la ferme et d’ateliers culinaires : transmettre votre passion, c’est important pour vous ?
Absolument, ça donne tout simplement un sens à notre métier. À Saint-Malo, nous accueillions parfois du public handicapé, donc Valérie avait développé une approche éducative plus sensorielle, que nous avons gardée ici. Quand on l’appuie sur des éléments sensoriels, l’expérience laisse plus de traces, et la transmission est plus forte. C’est pour cela qu’on tient à faire goûter nos produits, à emmener les gens en cueillette avec nous.
A chacune de mes sorties, j’essaie de transmettre l’émerveillement que je ressens, car je crois qu’il est essentiel de remettre l’humain au centre de la nature : plus nous mesurerons son importance, plus nous aurons envie de la préserver et la protéger.
Toute la vie vient des océans : dans votre sang comme dans le mien, il y a de l’océan qui coule. Les algues sont nos ancêtres en quelque sorte, elles sont à l’origine de tout. Elles fabriquent plus de la moitié de l’oxygène que nous respirons, imaginez-vous ! S’il n’y avait pas d’algues sur Terre, on serait obligés de respirer une fois sur deux. Transmettre cette importance-là est essentiel.
Pour en savoir plus sur les Jardins de la Mer et venir découvrir cet incroyable oasis de vie qu’est la saline de Saint-Goustan, c’est ici. Pour vous inscrire à un atelier d’initiation à la cueillette ou à la cuisine des algues, c’est là !
Les recos inspirantes de Jean-Marie :
Paule Masson : parce qu’elle est une éclaireuse. Ancienne journaliste, elle a eu le courage d’aller jusqu’au bout de ses engagement et de concrétiser ses convictions en créant Les Jardins de Mala à la Borne, dans le Cher. C'est un éco lieu particulièrement inspirant, dédié à la transmission et au ressourcement. Avec cette ambition de nourrir aussi notre conscience, comme Paule se plait à le dire.
Le chef Pierre Gagnaire, et pas seulement pour la magie de notre première rencontre en décembre 2016. C’est un homme à l’écoute, il a expérimenté la résilience, et son humilité n’est pas qu’une apparence. "Ce que je suis, je le dois aux autres" écrit-il en avant-propos du dernier livre d’Eric Guérin Chemins croisés. Chef charismatique et généreux, fidèle à ses producteurs et toujours curieux de tout, difficile de ne pas s’attacher à ce grand Monsieur.
L’écrivain Christian Bobin. J’ai pratiqué un temps l’écriture poétique, et les mots de cet écrivain de talent me touchent énormément. Il sait sublimer comme personne les drames de la vie comme les choses les plus banales, dans une langue particulièrement accessible. La sortie de chacun de ses ouvrages est pour moi un vrai moment de bonheur.
Parce qu’on en oublie parfois l’essentiel : mes parents. Le cadeau qu’ils m’ont fait est inestimable : j’ai passé mon enfance dans la saline de Saint-Goustan, un fabuleux jardin terre et mer qui était leur lieu de travail. Un vrai bonheur que d’avoir pu y faire mes premiers pas. C’est à ce moment-là, je crois, que s’est noué ce lien puissant avec la Nature, dans laquelle je continue de passer aujourd’hui le plus clair de mon temps.