Emmanuel Poirmeur, vigneron sous-marin
Emmanuel fait partie de ces personnes que l’on rencontre une fois, et que l’on n’oublie pas. Un peu fou, un peu visionnaire, d’une intelligence rare, et surtout, assez têtu, Emmanuel Poirmeur, ingénieur agronome de son état, a décidé il y a 15 ans qu’il ferait du vin… sous l’eau. C’est donc à Ciboure qu’il a établi son chai, face à la baie de Saint-Jean-de Luz, au fond de laquelle reposent ses 80 cuves. Rencontre avec un personnage hors norme, pour qui faire de la vinification sous-marine est bien plus qu’un simple argument marketing.
Bonjour Emmanuel ! Pour commencer, peux-tu me raconter comment tu es arrivé dans le milieu du vin ?
J’ai toujours su que je voulais faire du vin. A 8 ans, quand on nous avait demandé ce qu’on voulait faire plus tard à l’école, j’avais écrit sur ma fiche de renseignements “ingénieur agro-oenologue”, c’est dire !
Comme j’ai tendance à être très obstiné, j’ai poursuivi dans cette voie et j’ai fait des études d’ingénieur agronome à Paris, avant de me spécialiser en viticulture et œnologie à Montpellier. Dès la prépa, j’ai eu la chance de pouvoir conduire mes premières vinifications, près de Saint-Emilion, puis j’ai enchaîné avec diverses expériences, en France et à l’étranger.
Comment t’es venue cette idée un peu saugrenue de faire du vin sous l’eau ?
A un moment, je me suis retrouvé à travailler en Argentine, chez Moët & Chandon. Ils m’avaient demandé de les aider à réfléchir sur la vinification en cuves. J’ai observé comment ils faisaient du vin effervescent là-bas, et j’ai été un peu atterré : on utilisait des installations potentiellement classées Seveso en Europe (ndlr : qui présente un risque technologique majeur), avec des tanks en inox très pressurisés, des groupes électrogènes de partout… tout ça pour faire du vin !
Très vite, je me suis rendu compte que les conditions qu’ils cherchaient à réunir étaient en fait exactement les mêmes qu’en milieu sous-marin. On gâchait une quantité d’énergie énorme, tout ça pour aller chercher des conditions physiques basiques, que l’on avait déjà à disposition, gratuitement, dans la nature…
Ça m’est resté dans un coin de la tête, et, en 2007, à mon retour sur la Côte Basque, je me suis dit qu’il fallait que je dépose mon idée avant que d’autres ne l’aient. C’est ainsi que j’ai déposé le premier brevet de vinification et d’élevage de vins sous l’eau.
Quels sont les atouts de la vinification sous-marine ?
Déjà, on arrive à faire sous l’eau des fermentations que l’on ne sait pas faire à terre. Par exemple, on arrive à fermenter très vite des rouges, même hauts en alcool, à une température de 6 degrés. Et ça, dans les bouquins d’œnologie, ça n’existe pas. Nous gardons toujours à terre des cuves témoins, pour comparer le vin produit en surface avec celui des cuves que l’on immerge. Et parfois, ce qui ne marche pas dans nos cuves témoins fonctionne sous l’eau, les levures s’y sentent mieux !
Avant de me lancer, je savais que les conditions physiques seraient réunies pour faire de l’effervescent sous l’eau, mais je n’avais pas du tout anticipé que les marées auraient une telle influence sur la fermentation : on a véritablement des levures qui vont réussir a faire des fermentations qu’elles ne font pas a terre !
J’aime bien comparer ce que l’on fait ici avec ce qui se passe à la Station Spatiale Internationale : eux explorent les confins de l’espace, nous, à notre petite échelle, on explore les confins de l’oenologie.
Est-ce que cela n’est pas dommageable pour l’écosystème marin de mettre des cuves sous l’eau ?
Quand j’ai déposé le brevet en 2007, il fallait montrer que le projet était crédible, et donc utiliser les outils traditionnels du vin que sont les cuves. Au début, on attachait nos cuves au fond de la mer grâce à des blocs en béton. Mais cela me posait un vrai problème éthique, car quand on ressortait les blocs, on arrachait une partie de l’écosystème qui s’était reconstruit tout autour.
On a ensuite essayé de construire de grandes cages à requins en inox, qu’on descendait avec des plongeurs. Mais la structure pesait 8 tonnes, c’était une vraie galère ! Finalement, après des années de recherche, on a détourné un modèle de bouée, qu’on a redessiné selon le principe du biomimétisme, pour que cela ressemble à une grosse méduse.
Pour les fabriquer, on utilise des matériaux exempts de tous contaminants plastiques connus, et on produit nous-mêmes notre matière première, à partir de polymères biosourcés. Au bout d’un an et demi, quand les cuves risquent de se dégrader, on les coupe, on les broie, et on en fait des kayaks, qu’on offre a des associations de défense des océans.
J’estime qu’avec le travail que l’on fait, on se doit d’être lanceurs d’alerte, parce que les effets de la pollution, on les a sous les yeux tous les jours ! Dès 2010, j’ai vu les algues vertes arriver, on a clairement moins de poissons qu’avant… Donc c’était évident pour moi d’être dans une démarche low tech, lente et réfléchie.
Si j’ai bien compris tu as deux gammes de vin, l’une complètement immergée, et l’autre qui est un mélange terre-mer, un peu comme les accords en gastronomie ?
Oui, la gamme Artha est 100% immergée, c’est-à-dire que c’est le vin issu directement des cuves quand on les ouvre, sans filtration, sans rien. Ce que l’on va rechercher avec cette gamme, c’est vraiment l’émotion, c’est faire ressentir le travail de l’océan sur le vin.
L’autre gamme, Dena Dela, est un assemblage terre-mer. On mêle les cuves immergées un peu moins aromatiques, avec ce qui sort de nos cuves terrestres.
Y a -t-il des cépages qui fonctionnent mieux sous l’eau que d’autres ?
Par cohérence géographique et écologique, nous utilisons des raisins de proximité. Ce sont souvent des cépages peu valorisés par les méthodes traditionnelles, comme l’Ugni Blanc et le Colombard, qui sont supers pour l’Armagnac et le Cognac, mais qui sont, en termes de vins, souvent réservés aux bas étages des rayons de supermarché.
Avec la vinification sous-marine, il y a un peu un côté “ascenseur social” pour le raisin : on va sublimer des grains qui étaient à la base peu considérés, parce que l’on n’avait pas trouvé de techniques pour les valoriser correctement.
Après, je ne m’interdis pas certaines expérimentations, parce que l’idée, c’est de pouvoir mieux comprendre le procédé à chaque fois. Donc là par exemple j’ai mis sous l’eau des Malbec et des Gewurztraminer. Mais je reste toujours sur de toutes petites quantités, ce sont mes cuvées capsules !
Pour goûter aux vins d’Emmanuel, vous pouvez passer commande sur sa boutique en ligne, mais le mieux reste encore de passer visiter le chai, la visite est absolument passionnante…que l’on soit novice ou connaisseur !
Les recos d’Emmanuel :
L’exposition Yves Klein, Corps, couleur, immatériel, au Centre Pompidou en 2007. Pas vraiment une reco, car elle est terminée depuis longtemps, mais j’ai eu une révélation lors de cette exposition, et, rétrospectivement, c'est éclairant sur la génèse d'Egiategia. Personne ne voit les mêmes couleurs, pourquoi voudrait-on que nous ressentions les mêmes arômes ?
Créativité, un livre-manifeste du fil-de-fériste Philippe Petit. Il est sur ma table de chevet depuis des années, je le picore périodiquement.