Carole, favoriser l'inclusion sociale des personnes détenues
Depuis que le restaurant Les Beaux Mets a ouvert ses portes, je meurs d’envie d’en savoir plus sur cette super initiative. Comme le hasard fait bien les choses, il se trouve que la responsable de ce chantier d’insertion n’est autre que Carole Guillerm, que j’ai connue lors de mes études à Séville, il y a une dizaine d’années. J’ai donc eu doublement plaisir à échanger et revoir Carole, afin qu’elle me raconte la genèse de ce projet, pour le moins ambitieux.
Les Beaux Mets, c’est l’histoire d’un pari un peu fou : celui d’ouvrir un restaurant d’insertion au cœur de la prison des Baumettes, à Marseille, et d’y accueillir le grand public. En cuisine et en salle, des détenus sont formés aux métiers de la restauration, et réapprennent ainsi à se familiariser avec le monde du travail, en vue de leur sortie prochaine.
A table, des échanges se créent entre clients et détenus, permettant aux premiers de faire évoluer leur regard sur la prison, et aux seconds, de renouer des liens avec le monde extérieur.
Un projet courageux et nécessaire, qui ouvrira peut-être la voie à d’autres !
Bonjour Carole ! Peux-tu me raconter comment sont nés Les Beaux Mets ?
Les premiers balbutiements ont eu lieu en 2016-2017. L’association Festin (qui à l’époque s’appelait Départ), portait déjà quelques projets d’insertion par la cuisine à Marseille : La Table de Cana, un traiteur en insertion, et Des étoiles et des femmes, un programme de formation pour les femmes issues des quartiers prioritaires. Ils se sont alors demandés pour quel autre public ils pourraient mettre à profit son expertise.
À ce moment-là, ils avaient pris connaissance de projets menés à l’étranger dans des prisons, notamment the Clink à Londres, et InGalera, en Italie. Au moment où l’association s’est dit qu’elle pourrait se pencher sur le public incarcéré, il se trouve que les chantiers d’insertion en détention étaient aussi promus politiquement. Tous les voyants étaient au vert, et les planètes se sont un peu alignées. L’administration pénitentiaire a donc décidé de co-porter ce projet avec Festin.
Ils ont commencé par une expérimentation hors les murs en 2019, puis il y a eu le Covid, les travaux… Bref, au final Les Beaux Mets a fini par ouvrir ses portes le 15 novembre 2022 !
Comment as-tu rejoint le projet ?
Je suis arrivée il y a un peu moins de deux ans, pour lancer l’ingénierie de projet pure et dure. De mon côté, je sortais d’un travail au tribunal judiciaire de Marseille, sur les politiques de prévention de la délinquance et des violences conjugales. J’avais connaissance de tous les projets qui étaient menés sur le territoire pour les personnes placées sous main de justice, dont Les Beaux Mets.
Je trouvais que c’était un très beau projet, j’avais envie de mettre la main à la pâte, et le côté inédit était hyper challengeant. Je savais que c’était une opportunité unique.
J’imagine qu’il a dû falloir solutionner plein de problèmes auxquels tu n’avais jamais été confrontée ?
La prison n’est pas faite pour accueillir un restaurant, donc il n’y a pas de solutions clés en main, sur lesquelles on peut se reposer. Il faut penser à tout.
Un exemple très parlant est celui des couteaux : on a dû mettre en place un protocole de sécurité énorme, on compte les couteaux utilisés par la clientèle tous les jours. D’ailleurs, pour l’anecdote, la dernière fois, j’ai déjeuné rapidement dans mon bureau, et je n’ai pas fait attention, j’ai gardé mon couteau et ma fourchette. C’était le branle-bas de combat à la fin du service, ils ont fouillé les poubelles, jusqu’à ce que l’équipe monte me voir et que je leur dise que c’était moi !
Donc voilà, ça va de ce genre de situation avec les couteaux, à comment on installe une caisse automatique, comment on connecte un ordinateur, parce qu’on doit gérer en direct le système de réservation…
Le système de réservation est très parlant aussi : nous avons un système sur-mesure, car il faut que l’administration pénitentiaire puisse vérifier les casiers judiciaires des clients. Donc on fait partir un mail automatique de réservation, et ensuite seulement on valide… C’était tout un processus à imaginer !
J’imagine que faire collaborer deux structures aux fonctionnements très différents, l’administration pénitentiaire d’une part, et l’association de l’autre, a dû être parfois compliqué ?
C’est clair que ce sont deux cultures professionnelles totalement différentes : d’une part on a une institution régalienne, une grosse administration avec beaucoup de monde et de stratégie, et de l’autre, une petite association dynamique, qui a une capacité de réactivité assez importante. Et du coup, les deux acteurs n’ont pas forcément les mêmes enjeux : d’un côté on a des enjeux de sécurité et d’insertion, et de l’autre, des enjeux d’insertion, certes, mais aussi économiques.
Pour s’articuler au mieux, nous avions mis en place des points tous les mois, afin de croiser nos regards et trouver des solutions à tous les petits soucis.
On est venus confronter nos manières de faire, ne serait-ce que parce que le rythme d’un restaurant est assez particulier : c’est calme, et d’un coup c’est le coup de feu… Ce n’est pas commun pour une administration.
Qui sont les détenus qui travaillent aux Beaux Mets ?
Les Beaux Mets est implanté au sein d’une Structure d’Accompagnement vers la Sortie (SAS), un petit établissement de l’administration pénitentiaire assez innovant, qui a pour vocation de favoriser les liens dedans-dehors. Cela peut être à travers des permissions de sortie pour aller faire des stages, des interventions de personnes extérieures, des formations...
Cette SAS n’accueille que des personnes en courte ou fin de peine, à qui il reste maximum deux ans. Donc ce sont des personnes très activement mobilisées pour travailler leurs projets professionnels. Nous avons 13 détenus salariés, et nous sommes en entrée/sortie permanente, c’est-à-dire que nous sommes tributaires de la vie de la détention : certains sortent plus tôt, d’autres plus tard… Donc nous avons toujours des rotations.
Est-ce qu’il faut impérativement que les détenus manifestent un intérêt pour le monde de la restauration pour travailler aux Beaux Mets ?
Notre objectif premier est de toucher des personnes très éloignées de l’emploi, dans l’idée de les remobiliser, de leur remettre le pied à l’étrier du monde du travail. Souvent, quand on a eu un parcours difficile, on a un peu perdu d’estime de soi, donc l’idée est de leur redonner confiance, de leur montrer comment se comporter au travail.
Nous avons donc décidé d’exister sous le format « atelier chantier d’insertion », nous sommes un restaurant d’insertion, nous n’avons pas vocation à former des chefs. Si certains veulent bosser dans la restauration tant mieux, parce qu’avec l’association Festin nous avons un super réseau, mais si les détenus me disent qu’ils veulent bosser dans le jardinage ou le graphisme, on avancera avec eux sur ça.
Les personnes détenues qui travaillent avec nous ont des heures en salle ou en cuisine, et des heures d’accompagnement socio-professionnel, où elles travaillent leurs CV, leurs lettres de motivation, et leurs projets professionnels. On les aide aussi sur des problématiques de logement post-détention, d’administratif, de mobilité… Il s’agit vraiment d’allier les deux volets, social et professionnel, pour que la fin de détention se passe au mieux.
Les clients sont-ils étonnés de ce qu’ils trouvent en pénétrant aux Beaux Mets ?
Les personnes qui repartent nous disent souvent qu’elles ne s’attendaient pas à ça. On essaye un peu de faire système : on travaille avec un public incarcéré sur leurs projets professionnels, mais on ne peut pas avancer si la société et les futurs employeurs ne changent pas leur regard sur les personnes détenues.
Pour cette raison, il est fondamental d’accueillir de la clientèle. Ça recrée aussi un espace de socialisation un peu « normal », où chacun trouve son rôle social : le client est client, le commis, commis, et cela rend l’atmosphère très saine.
Ces interactions font beaucoup dans la capacité des gens à se sentir légitimes de réinvestir la société et le monde du travail. Ça passe par des échanges tout simples « est-ce que vous me conseillez quelque chose pour manger ce midi ? c’est quoi ce produit, je ne connais pas ? » On sort des schémas un peu isolants de la prison.
Après, de mon côté, j’ai fait en sorte de vraiment communiquer au maximum sur l’histoire et l’objectif du projet, et d’expliquer les différentes étapes de réservation, parce que ce n’est pas anodin pour les clients : on doit réserver au plus tard quatre jours à l’avance, il faut se défaire de tous ses effets personnels à l’entrée (tel, clés, monnaie…), on passe sous un portique de sécurité…
La prison évoque aussi plein de choses dans l’esprit des gens, donc on essaie de répondre à leurs questions aussi, notamment à travers le personnel de surveillance, avec qui on collabore étroitement. Leur mission première est bien sûr de surveiller, mais ils sont aussi hyper intéressés de parler de leur métier, ça leur fait du bien de pouvoir s’ouvrir sur l’extérieur.
Ce qui frappe quand on déjeune aux Beaux Mets, c’est à la fois la beauté du décor, mais aussi la qualité des assiettes…
Ce n’est pas parce qu’on fait de l’insertion, qu’on ne peut pas faire de la qualité. Nous avions identifié le fait d’être un restaurant bistronomique comme une clé de réussite : nous sommes un projet social, avec des moyens économiques, donc notre activité commerciale est hyper importante. Il faut aussi pouvoir attirer la clientèle, et en plus, c’est source de fierté pour les détenus. Ce qui prime, c’est que les détenus soient motivés, fiers de ce qu’ils font. De ça découle tout le reste.
Pour ce qui est du cadre du restaurant, nous avons travaillé avec un studio d’architecture, et pour la cuisine, nous avons recruté des professionnels de la restauration. Sandrine Sollier, la cheffe, nous avait été recommandée par le chef étoilé Michel Portos, qui nous a aidé à construire la première carte. Marc Balthazar, le maitre d’hôtel, est également un professionnel, et possède une certaine fibre pédagogique. C’est hyper important qu’ils aient tous l’envie de transmettre.
On change la carte à chaque saison, et à chaque changement de carte, on fait une masterclasse avec un chef, qui donne naissance à un plat signature, inscrit sur la nouvelle carte. La dernière fois, nous avons eu le chef Ludovic Turac, qui nous a fait un aïoli. C’était génial, les treize personnes avaient assisté à la formation, et ça s’est tellement bien passé, que la semaine prochaine il accueille un détenu en stage chez lui, qui disposera exceptionnellement d’une permission de sortie.
Ça peut créer des vocations, ce n’est pas tous les jours qu’on travaille chez un chef étoilé !
Pour en savoir plus sur Les Beaux Mets, et réserver votre table, c’est par ici !
Les recos inspirantes de Carole :
Le livre Décarcérer, de Sylvain Lhuissier, qui a travaillé au Ministère de la Justice et est dorénavant psycho-praticien à son compte. Il a écrit ce livre pour répondre à des questions que l’on se pose beaucoup sur la prison : tout le monde a son avis dessus, mais en fait c’est un système un peu opaque, qu’on ne connait pas très bien. Il nous a beaucoup conseillé lors de l’aventure des Beaux Mets !
Des acteurs.rices de l'univers gastronomique, notamment à Marseille, qui m'ont apporté des conseils avisés et grâce à qui je développe ma sensibilité aux arts culinaires : Michel Portos, chef étoilé qui nous a accompagné sur la première carte, Emmanuel Perrodin, chef en itinérance qui nous apporte son soutien tout au long de l'année, et développe des actions incroyables...
Le film documentaire Des hommes, réalisé par Jean-Robert Viallet et Alice Odiot, sur la prison des Baumettes.
Tous mes collègues et membres du bureau ou conseil d'administration de Festin, qui ont été très présents pendant toute la phase d'ingénierie et encore maintenant, et avec qui j'apprends énormément !