Camille Labro, pionnière de l'éducation alimentaire
Camille Labro fait partie des personnes que j’ai envie d’interviewer depuis la naissance de cette newsletter. Cette journaliste culinaire a fondé il y a une poignée d’années L’école comestible, une association qui vise à éduquer les enfants à l’alimentation et au goût.
A travers des ateliers pédagogiques et ludiques dans les écoles, elle initie les générations futures aux fondements du « bien-manger », et éveille les enfants à l’alimentation simple, saine et équilibrée dès leur plus jeune âge.
En toile de fond, une conviction, partagée par beaucoup : pour changer le monde dans lequel nous vivons, il va falloir revoir complètement la façon dont nous mangeons. Et quoi de mieux pour y parvenir que de sensibiliser les plus jeunes générations ?
Bonjour Camille ! Pour commencer, peux-tu m’expliquer comment t’est venue l’idée de L’école comestible ?
La transmission du savoir est quelque chose qui me tient beaucoup à coeur. A travers mon métier de journaliste d’une part, et aussi parce que ma mère m’a beaucoup transmis sur le plan culinaire, tout comme Alice Waters, ma marraine. C’est elle qui a fondé The Edible Schoolyard, il y a 25 ans en Californie. J’ai toujours été inspirée par son modèle.
Quand j’ai eu mes enfants, je me suis rendu compte à quel point il était important de leur communiquer ces choses-là, de leur apprendre la vie à travers l’alimentation, l’agriculture, le potager… Cela m’importait d’autant plus que je constatais qu’on ne les sensibilisait pas du tout à ces questions à l’école.
Et puis aussi, à un moment, j’ai eu envie d’être plus dans l’action. J’adore mon métier de journaliste, mais j’en avais un peu marre d’écrire sur les gens qui font des choses, et de ne pas agir de mon côté.
Comment as-tu démarré ?
J’ai lancé un appel sur Facebook à l’été 2019 en disant « Voilà, il faut trouver un moyen de faire un lobbying positif pour que l’éducation alimentaire soit dans les programmes scolaires, sur le long terme. J’ai envie de lancer L’école comestible. Qu’en pensez-vous ? ». J’ai eu une avalanche de réactions de la part de gens de mon réseau, de chefs, de maraîchers, de collègues, d’amis… Tous me disaient : « Oui, évidemment qu’il faut le faire ! » Et du coup, en trois temps trois mouvements, l’association était créée.
Au départ, j’ai contacté l’ancienne maternelle de mes enfants. Et le projet a tapé dans l’œil de cette super maitresse de grande section, qui souhaitait orienter tout son programme pédagogique autour de l’alimentation. Elle m’a dit « Écoute, j’ai une classe de grande section top, ils sont super matures, on va être tes cobayes ». Mais bon, à ce moment-là, on était en déjà en septembre !
Donc dès que l’association a eu sa structure légale, j’ai aussitôt débarqué dans la classe de Valérie avec casseroles, planches à découper, et quelques ingrédients. C’était on ne peut plus empirique !
Je m’étais fait un petit programme, que l’on a ensuite fait évoluer au fil des années. Puis le Covid est arrivé, ce qui m’a permis de me poser et de réfléchir à comment mieux structurer l’association.
Aujourd’hui, comment s’articulent les programmes de L’école comestible ?
Il y a vraiment trois grands axes principaux d’enseignement : le végétal, le « faire faire » et « de la terre à l’assiette ». Toutes les classes d’une même école suivent le programme, et chaque classe fait six ateliers d’1h30 par an.
Ces ateliers se basent sur les programmes scolaires, et s’articulent autour de différentes thématiques. « Graines et grains » aborde tout ce qui est pain, légumineuses, cycle de la plante… « Aux fourneaux » se compose d’ateliers plus pratiques, autour de la junk food revisitée version saine, de l’anti-gaspillage… « Goûts d’ici » parle des épices, de recettes étrangères, et « Végétal » touche à la fermentation, aux herbes aromatiques….
Ces ateliers se doublent aussi d’un potager, que l’on met en place dans les écoles dès qu’on le peut. Souvent, on constate qu’il y a déjà un petit potager mais que personne ne s’en occupe. Donc on va le reprendre en main et apprendre aux enfants à semer, à désherber…
Qui assure le suivi de ces ateliers ? Est-ce que vous parvenez à motiver les profs pour avoir un suivi tout au long de l’année ?
Justement, c’est la next step : autonomiser les profs ! Pour l’instant, quand on fait un atelier cuisine, il faut compter un adulte pour six enfants. Nous sommes donc au moins cinq personnes à encadrer, plus la maîtresse, et éventuellement quelques parents.
Il faut impérativement que l’on forme non seulement des profs, mais aussi des parents et des bénévoles. Tout ce qui est pratique, donc la cuisine et le potager, nécessite un peu d’encadrement, on ne peut pas laisser le prof gérer tout seul. En revanche, ce vers quoi on essaie de tendre, c’est que la partie théorique soit gérée en amont, en classe, par les profs.
Nous avons mis à disposition des petits kits pédagogiques à destination des enseignants, avec, à chaque fois, une fiche thématique, les ressources à connaître pour bien aborder l’atelier…
L’idée, c’est que l’on puisse démobiliser nos troupes pour les mobiliser ailleurs, dans d’autres écoles. Aujourd’hui, nos référents écoles passent une journée par semaine dans les écoles, c’est beaucoup ! Nous avons probablement trop voulu accompagner nos écoles-pilotes au début, et aujourd’hui, il faut qu’on parvienne à les rendre plus autonomes. Mais bon, on apprend en faisant !
Dans combien d’écoles êtes-vous présents et comment vous implantez-vous dans une école ?
Nous sommes dans une vingtaine d’écoles en Ile-de-France, quatre écoles à Aix-Marseille, et nous allons lancer une branche à Nantes cette année.
Notre implantation est très dépendante de la volonté de l’école et des enseignants : on considère qu’il faut au moins 3-4 profs intéressés pour que ça vaille le coup et que l’on puisse mettre en place quelque chose de durable. Si c’est juste un prof seul qui veut faire quelques ateliers, dans ce cas on lui envoie nos fiches. Le but, c’est que le corps enseignant s’empare du sujet, et que, si besoin, on vienne en renfort.
Comment expliques-tu que l’éducation alimentaire ne fasse pas encore partie des programmes scolaires ?
À vrai dire, cela fait déjà partie des programmes de l’Éducation nationale, mais c’est subtil : ce n’est pas obligatoire comme les maths ou le français. Il est juste « fortement conseillé » aux enseignants d’aborder la thématique alimentaire à travers la botanique, le végétal, l’équilibre nutritionnel…
Sauf que, une fois ça posé, on fait comment ? Les profs n’ont ni la matière, ni les techniques. Ils n’ont pas de formations, et celles-ci ne sont pas prises en charge. Nous sommes actuellement en train d’en prévoir de notre côté, mais elles ne seront pas financées par l’Éducation nationale, en tout cas pas pour l’instant.
On a juste eu, dans le 92, un inspecteur qui a flashé sur notre projet, et qui nous a proposé d’assurer une partie des heures de formation obligatoire de ses enseignants. Grâce à ça, on espère former environ 80 enseignants. C’est évident que tous les profs n’appliqueront pas le programme par la suite, mais si déjà ne serait-ce que 15% d’entre eux le font, ce serait énorme !
Comment faites-vous alors pour financer les ateliers ?
Chercher des financements est une énorme branche de notre activité, c’est le nerf de la guerre. Il faut que l’on ait des soutiens, privés comme publics, pour continuer. D’autant plus que, pour rester droit dans nos bottes, on refuse l’argent de l’agro-industrie, or c’est là où il y en a le plus. Carrefour et cie nous ont déjà approchés, ils seraient ravis d’être dans les écoles avec nous…
Nous sommes une association à but non lucratif, donc nous n’avons pas d’activités rémunératrices en soi. Nous avons commencé à faire quelques activités payantes, pour la Fondation Louis Vuitton par exemple, et dans ce cas, l’idée est que l’argent aille financer les ateliers dans les écoles.
Mais à part ça, ce ne sont que des subventions publiques : de la région, des communes, des municipalités… Dans la formation que nous sommes en train de créer, il y a tout un volet là-dessus : comment approcher les municipalités si vous souhaitez instaurer un projet dans votre ville, quel discours leur tenir…
Les municipalités ont de l’argent pour ça, il faut juste qu’elles aient le déclic, mais c’est un travail de lobbying constant.
Oui, d’autant plus que j’imagine que tu n’y connaissais pas grand-chose avant ?
Ah oui, tous les jours, j’apprends de nouveaux trucs : les ressources humaines, la compta, la trésorerie, les budgets prévisionnels… C’est fondamental de trouver le bon modèle de développement, et d’apprendre à aller chercher des sous.
Si on m’avait dit à l’époque tout ce que ça allait changer dans ma vie, je ne me serai peut-être pas engagée là-dedans ! On m’avait pourtant prévenu que si je voulais que ça marche, il allait falloir que je me donne à 200%, et que j’allais probablement devoir apprendre des choses que je n’aurais jamais pensé apprendre… Et bien, c’est exactement ce qu’il s’est passé !
Est-ce que tu constates des changements auprès des élèves lorsque les programmes s’achèvent ?
Les mesures d’impact ne sont pas simples, trois ans ce n’est pas assez pour avoir un vrai recul. Ce sont des choses qui se mesurent à dix ou vingt ans… Mais, ce que l’on voit, ce sont des gamins qui incitent leurs parents à aller au marché, à acheter de saison, bio dans la mesure du possible. En début d’année, nous faisons toujours un test de reconnaissance des fruits et légumes.
Au départ, très peu d’élèves savent reconnaître une betterave par exemple, sans parler du fenouil. Mais c’est le cas même pour la pomme de terre ! Ils les ont toujours tellement vues sous forme de frites ou de chips, que seul 10% l’identifient. Or, à la fin de l’année, l’écart avec ce qu’ils savaient au début est flagrant.
Quels sont les prochains challenges de L’école comestible ?
La formation est l’un des éléments essentiels sur lequel on bosse et qu’on va lancer cette année.
En 2025, l’idée est que nous ayons cinq ou six grosses branches en Ile-de-France, à Marseille, à Lyon, Lille, Strasbourg, Toulouse, Nantes… Avec un fonctionnement local autonome, qui essaime.
Après, pour ce qui est de la vision de demain, moi je rêve d’avoir une Maison comestible, avec un potager pédagogique, des bureaux à l’étage, et en bas, une grande cuisine où l’on ferait nos ateliers, où nous pourrions accueillir les écoles, le grand public, organiser des événements, dispenser nos formations… Je rêve de ça en ville, dans le 11e, car c’est mon quartier. Et peut-être bien qu’on va y arriver !
Enfin, l’ambition de L’école comestible, c’est peut-être, un jour, de disparaître parce que l’éducation alimentaire est enfin entrée dans les programmes scolaires. Mais de la façon dont on le souhaite : avec des ateliers lors desquels les élèves font la cuisine, des potagers dans les écoles, et des enseignants formés à ça.
On ferait des classes dehors, on irait chez les maraîchers… Mais ça, c’est un objectif à quinze, vingt ans. Si d’ici vingt ans ça arrive, que je puisse le voir avant d’être sénile, ce serait super !
Si vous souhaitez soutenir l’école comestible et en savoir plus sur cette formidable initiative, c’est par ici !
Les recos inspirantes de Camille :
Alice Waters bien sûr : son sens du bon, du beau et du bien m'ont toujours guidée et inspirée, jusqu'à la création de L'école comestible.
Des chef.fe.s comme Romain Meder et Manon Fleury, qui oeuvrent à démontrer à quel point le végétal peut être un régal.
Bienheureuse insécurité d'Alan Watts. Un livre écrit en 1977, que j'ai lu quand j'avais 20 ans, et qui m'a aidé à mener ma vie comme je l'entendais, à prendre des risques sans avoir peur de rater ou de manquer, et à toujours choisir de faire ce qui me plaît.
Des associations qui me donnent envie d'aller toujours plus loin : Refugee Food, l'association VRAC, Les Incroyables Comestibles, le Recho, et évidemment le mouvement international Slow Food, qui prône une alimentation bonne, propre et juste.