Boris Tavernier, l'alimentation durable pour tous
Donner accès à une alimentation durable et de qualité à tous et toutes, y compris aux populations les plus précaires. Cela aurait pu rester un vœu pieux, et pourtant, Boris Tavernier se démène chaque jour pour y parvenir à travers son association, VRAC.
Pourquoi les produits de qualité, même en circuits courts, sont-ils si chers ? Pourquoi corréler aide alimentaire et politique anti-gaspillage est une fausse bonne idée ? Est-il vraiment possible de garantir à tous un accès à une alimentation saine, élaborée dans le respect des producteurs ?
Ces questions, nous les avons longuement évoquées avec Boris, lors d’un échange passionnant, que, j’espère, vous aurez autant d’intérêt à lire que j’en ai eu à l’écrire. Portrait d’un optimiste à la bonne humeur contagieuse, et aux convictions bien ancrées.
Bonjour Boris ! Avant de parler de VRAC, peux-tu me parler un peu de toi ?
Je viens de la campagne, dans le Pas-de-Calais, mes parents étaient ouvriers. Lors de mes études, je n’ai pas été très studieux : après le bac, je suis arrivé à Arras en fac d’histoire, et j’ai découvert plein de choses auxquelles je n’avais pas accès avant : le théâtre, le cinéma… Du coup, les études sont un peu passées à la trappe !
En 2001, je suis parti à Lyon car les perspectives d’emploi étaient assez limitées vers chez moi. J’ai enchainé les petits boulots, jusqu’à ce que deux copains me proposent de monter un bistro avec eux.
A quel moment as-tu commencé à t’intéresser aux problématiques alimentaires ?
Lors de mes petits boulots, j’avais travaillé dans un grand magasin de jouets, qui m’avait déjà pas mal dégoûté du monde de la grande distribution. Il faut aussi replacer le contexte : nous étions en 1999, le mouvement altermondialiste battait son plein, José Bové avait démonté le Mc Do de Millau…
Du coup, quand avec mes amis nous avons réfléchi à la façon de monter ce bar, nous voulions qu’il soit en cohérence avec nos idées de l’époque. On ne voulait pas proposer ce qu’on voyait alors dans tous les bars, à savoir des produits agro-industriels. Sauf que les remplacer par du bio et du local n’était pas évident !
Nous avons ouvert De l’Autre Côté du Pont en mars 2004, en créant une coopérative, pour que la structure ne soit pas dirigée par l’argent. Nous étions à la fois un resto, un bar, une salle de spectacle, et nous proposions 100% de produits locaux et en circuits courts… Nous voulions vraiment montrer qu’on pouvait à la fois bien payer les producteurs, et avoir une politique tarifaire basse. Les litres de bières que nous vendions nous permettait de proposer des plats du jour à moindre coût, de programmer des concerts, des débats…
Quelque part, les fondements de VRAC étaient déjà là !
Oui, on avait déjà ce côté “accès à une alimentation de qualité”, et soutien au monde paysan.
Après, le bar était une super aventure, mais on ne parvenait pas à toucher ceux qui n’avaient pas réellement accès à ce genre de produits. On touchait des personnes certes engagées, militantes, pas forcément riches d’ailleurs, mais qui avaient quand même déjà fortement conscience de cette problématique d’alimentation.
Au bout de dix ans, j’étais un peu fatigué, et j’ai eu besoin de me prouver que je pouvais faire quelque chose seul. J’ai repris des études et j’ai passé un Master en Économie Sociale et Solidaire à Lyon.
Parallèlement à cela, j’étais en discussion avec deux copains que j’avais rencontrés dans le bar, Marc Uhry, qui travaillait à la Fondation Abbé Pierre, et Cédric Van Styvendael, alors bailleur social à Villeurbanne. Eux cogitaient sur un projet visant à développer le reste à vivre des habitants des logements sociaux, tout en luttant contre l’isolement et l’exclusion. Je suis arrivé avec ma casquette alimentation, et VRAC est né de là.
Peux-tu me raconter les débuts de VRAC ?
Nous avons monté VRAC en décembre 2013, en partant d’une feuille blanche. Moi, je viens de la campagne, je n’avais jamais mis un pied dans les banlieues. Donc la première chose que j’ai faite, c’est d’aller sillonner les quartiers pendant trois mois, pour échanger avec les gens.
Je savais que dans ces quartiers-là, c’était double peine, parce que non seulement il n’y a pas d’offres d’alimentation saine, mais en plus, les gens n’ont de toute façon pas l’argent pour bien se nourrir. C’est là qu’on trouve le plus de maladies cardio-vasculaires, de diabète… Donc l’enjeu était assez fondamental.
Je suis donc allé partout où je pouvais rencontrer des habitants : j’ai participé à des ateliers menuiserie et couture proposés par les centres sociaux, j’allais à la sortie des écoles, dans les centres protestants, à la mosquée…
Je disais juste aux gens : « vous faites de la couture ensemble, vous ne voulez pas qu’on fasse nos courses ensemble ? On pourrait peut-être avoir de meilleurs prix, de meilleurs produits… » Je ne parlais jamais de bio, ou de local.
Pourquoi ?
Il y a une certaine méfiance vis-à-vis du bio : non seulement c’est cher, mais en plus il y a souvent cette petite musique comme quoi « le bio n’est pas vraiment bio ». Les gens se disent que les grandes surfaces les arnaquent depuis des années, donc pourquoi le bio serait différent ?
On me renvoie tout le temps que « le bio, c’est cher ». Mais ce sont les salaires et les minima sociaux qui sont trop bas !
L’idée, c’était donc plutôt d’organiser des dégustations de produits au pied des immeubles, ce que l’on fait toujours aujourd’hui. On faisait goûter les produits aux gens qui passaient, et là, ils se rendaient compte que c’était non seulement accessible financièrement, mais aussi que le goût était au rendez-vous. Venaient alors les questions : « Tes produits viennent d’où ? » « Si c’est vraiment bio, tu es sûr que ton paysan est bien payé ? »
Comment t’y es-tu pris pour rendre ces produits accessibles financièrement ?
On a eu la chance d’être financés dès le début par la Fondation Abbé Pierre et les bailleurs sociaux pour démarrer le projet.
En gros, le principe est simple : dans chaque quartier, nous regroupons les achats d’une centaine de familles, ce qui nous permet d’acheter aux producteurs locaux en grosses quantités, et d’avoir des prix plus bas. Une fois les produits commandés, dix jours après, nous livrons chaque groupement d’achat.
Nous n’avons pas de magasins, on crée des épiceries éphémères dans chaque centre social, où les habitants viennent récupérer leurs commandes. Nous ne prenons aucune marge sur les produits, nous les revendons à prix coûtant, sinon ce serait trop cher pour les habitants.
Comment cela fonctionne-t-il pour les adhérents ?
Je voulais que le projet soit le moins stigmatisant possible, je ne voulais pas que les gens aient à « prouver » qu’ils sont pauvres. On est implanté dans les quartiers prioritaires de la politique des villes, les QPV, c’est là que se trouvent les gens qui ont le moins de revenus. Donc il n’y a pas à leur demander quoi que ce soit.
Pour ceux qui habitent le quartier, c’est 1€ l’adhésion, pour les autres, on a fixé une adhésion à partir de 20€, et on vend les produits 10% plus cher.
Cela permet de créer une certaine mixité sociale, et aussi de briser aussi l’isolement. La plupart des personnes qui viennent récupérer leurs courses pourraient le faire en cinq minutes, sauf qu’elles restent, elles papotent, elles se rencontrent…
On a même des gens d’un même immeuble qui se sont rencontrés via VRAC ! Parce que la plupart du temps, ils n’ont aucun lieux de sociabilité proches de chez eux, si ce n’est les bistrots, pour les hommes…
VRAC est-elle entièrement subventionnée ?
Oui, dans chaque ville, VRAC est financée par des bailleurs sociaux, puis, selon les territoires, par des aides de la ville, du département, ou de la métropole. On a parfois aussi des fondations privées qui nous filent un coup de main. On ne prend évidemment jamais l’argent de la grande distribution ou de l’industrie agro-alimentaire, et pourtant ils ont essayé !
Au début, je me disais qu’on aurait pu développer des groupements d’achat dans les entreprises, pour que les salariés aient des paniers bio en sortant du bureau, mais en fait, tu te rends compte que pour que ce soit intéressant pour eux, il faudrait que ce soit moins cher que les Biocoop et compagnie. Donc la marge que tu gagnerais paierait tout juste le salaire de la personne qui s’en occupe. Ça n’a aucun intérêt, on se serait juste éloignés du projet social, pour rien…
Mais c’est vrai qu’il y a une réelle pression là-dessus : aujourd’hui, dans le monde merveilleux monde de l’Économie Sociale et Solidaire, une association n’a pas le droit de vivre de subventions, pour être bien vue du grand public, il faut qu’elle parvienne à s’auto-financer. On doit non seulement répondre à un besoin sociétal qui n’est pas satisfait, et générer de l’argent. C’est absurde !
Tu as souvent dénoncé le fait que l’aide alimentaire soit corrélée à l’anti-gaspillage, peux-tu m’en dire plus ?
Le problème, c’est surtout ce lien qui est fait entre l’aide alimentaire et l’industrie, entre le gaspillage et la pauvreté. En gros, l’idée que « les pauvres ont droit aux restes ».
Les banques alimentaires ne peuvent presque jamais refuser les invendus que leur livrent les grandes surfaces, sinon elles ne leur livrent plus rien. Or ces invendus sont composés en grande partie de produits transformés, hyper sucrés, de sodas, de glaces… Ensuite, les associations caritatives achètent ces produits, qu’elles ne choisissent pas non plus. Et en bout de course, nous avons la personne qui vient récupérer son panier, qui se retrouve avec des produits qui ne correspondent ni à ses envies, ni à sa culture, ni à son régime alimentaire.
Les plus pauvres deviennent les poubelles des grandes surfaces, qui, elles, gagnent de l’argent au passage en défiscalisant leurs dons d’invendus. Et le pire, c’est qu’ils doivent prouver qu’ils sont pauvres pour avoir droit à des paniers dégueulasses !
Il m’est déjà arrivé d’entendre dans des banques alimentaires « il nous reste toujours de la charcuterie, donc si vraiment ils ont faim… » Bon, désolé, mais si vraiment ils ont faim et qu’ils sont musulmans, la charcuterie, ils ne vont pas la manger.
Comment faire pour changer les choses, selon toi ?
Avec VRAC, nous avons eu l’habilitation à l’aide alimentaire l’an dernier, donc nous sommes aujourd’hui la seule structure à ne pas être liée au gaspillage et aux invendus, mais nous sommes sous-financés, voire pas financés du tout. Avec le Plan de relance, l’État a financé beaucoup de structures alternatives, mais ça reste des alternatives. Nous voudrions être la norme.
Selon nous, il faut une réponse universelle, et le principal combat en ce sens, c’est la Sécurité Sociale de l’Alimentation. La Sécurité Sociale de l’Alimentation, c’est l’idée que chaque Français puisse recevoir 150€ d’aide par mois pour mieux se nourrir, grâce à des cotisations, indexées sur les revenus.
Certains ne paieront rien et recevront 150€, d’autres paieront 250€ pour en recevoir 150€… C’est exactement le même principe que pour la Sécu classique : quand on va chez le médecin, on est remboursé quels que soient ses revenus, et ça ne pose de problème à personne.
Le but serait ensuite d’être en partenariat avec des caisses locales, pour choisir où dépenser cet argent, mais dans l’idéal, ce serait orienté vers une alimentation durable. C’est le seul projet systémique qui permettrait de travailler sur une agriculture un peu moins violente, et de nourrir les gens convenablement. Mais ce n’est pas gagné, ce projet fait peur a beaucoup de gens.
Quels sont les futurs projets de VRAC ?
Nous venons d’ouvrir notre premier lieu à Lyon, la MESA (Maison Engagée Solidaire de l’Alimentation). On y trouve un resto avec des plats issus de produits invendus de Biocoop, bios et locaux. On fait une formule entrée/plat/dessert à 4€ pour les plus précaires, 8€ pour les habitants du quartier, et 12€ pour les autres.
Nous avons aussi un corner épicerie, avec trois tarifs aussi. Enfin, nous avons une cuisine collective, où les gens peuvent se rassembler et préparer des plats pour la semaine. Ça permet de lutter contre l’isolement, la précarité alimentaire et la précarité énergétique, qui devient un vrai sujet.
Nous faisons en parallèle une expérimentation de la Sécurité Sociale de l’Alimentation avec Vrac Montpellier. A Bordeaux, l’équipe locale a créé la Maison Popote, à Floirac, ouverte pour quelques mois encore. Ils ont trouvé suffisamment de financements pour pouvoir s’aligner sur les prix du Lidl, donc c’est génial car il y a vraiment des gens qui viennent, et redécouvrent le goût de certains produits !
Ce qui est précieux avec VRAC, c’est qu’on voit concrètement le résultat de notre travail : nous voyons les gens prendre du plaisir à se nourrir, se rassembler, cuisiner ensemble. Si je ne faisais que le jeu du plaidoyer politique sans être sur le terrain, je serais dépressif !
Pour tout savoir sur l’association VRAC et s’engager à ses côtés, c’est ici !
Les recos inspirantes de Boris :
Axel Hernandez et Jérôme Duparc, mes deux collègues et amis, avec qui nous avons fondé De l’Autre Côté du Pont. Ils ont bâti les fondations de mon engagement, et ont grandement contribué à m’éveiller politiquement. Ils poursuivent leur combat pour soutenir l’agriculture paysanne et la démocratisation d’une alimentation de qualité à La Cuisine Itinérante, à Lyon, et Au près d’ici, à Annonay.
L’écrivain prix Goncourt Alexis Jenni, que j’ai rencontré dans mon bar il y a quelques années. Nous avons collaboré en 2016 sur le projet Femmes d’ici, Cuisines d’ailleurs et nous ne nous sommes plus quittés depuis. Nous démarrons cette année notre quatrième livre ensemble. Voyager avec Alexis, c’est voyager avec une encyclopédie vivante : ancien prof agrégé de biologie, passionné d’histoire et écrivain, j’apprends à chacune de nos rencontres.
Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé Pierre, un modèle d’engagement, d’éloquence et d’intelligence, il ne lâche jamais rien dans son combat contre le mal logement.